Crimée : sécession ou annexion ? Là où la neutralité s'impose...
Une fois tenté d'expliquer les bases juridiques et la position du droit international sur la sécession des peuples, il sera maintenant intéressant de s'attarder sur différents exemples concrets de tentatives, abouties ou non, de sécession dans les dernières années.
L'un des cas les plus flagrants a été en 2013 la sécession de la Crimée de l'Ukraine, sous le guide de la Russie.
On tentera ici d'en expliquer les faits et événements, pour en donner une lecture objective en prenant en considération les deux points de vue en présence.
Le 21 novembre 2013, suite à l’annonce par le président ukrainien Viktor Yanoukovith (pro-russe) de la suspension de l’accord de d’association avec l’UE, une manifestation citoyenne s’organise spontanément à Kiev. La protestation s’amplifie rapidement et s’étend à plusieurs villes et régions du pays, tandis que la répression de ce mouvement se fait plus féroce. Après la répression violente de la manifestation du 20 février 2014, qui fait plus de 118 morts, Victor Yanoukovith est destitué. Le 23 février 2014, le président du parlement Arseni Yatseniouk devient président par intérim.
Quelques jours plus tard, des hommes armés pro-russes prennent le contrôle du siège du Parlement à Simféropol, en Crimée. Le 16 mars, un référendum controversé et jugé illégal par la Commission de Venise du Conseil de l’Europe est organisé : une majorité des votants demanderait le rattachement de la Crimée à la Russie.
Les mouvements pro-russes deviennent également actifs à l’Est de l’Ukraine, mais aussi au Sud du pays, autour d’Odessa.
Le 11 mai, un référendum, qui comme le référendum en Crimée viole la Constitution de l’Ukraine et contrevient à tous les standards électoraux internationaux, est organisé dans le Donbass, à l’Est de l’Ukraine, aboutissant à la déclaration d’indépendance des « républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk.
Le 25 mai, l’élection présidentielle se déroule comme prévu dans toute l’Ukraine, dans un contexte d’insécurité, mais dans des conditions transparentes : Petro Porochenko, un des 21 candidats, est élu. La plupart des habitants des régions de Donetsk et de Lougansk n’ont cependant pas pu prendre part aux votes, empêchés par les séparatistes pro-russes occupant ces deux régions. En Crimée, seule une petite minorité de personnes ont voté.
Entre mi-avril et le 15 juillet 2014, les combats entre les forces ukrainiennes et les groupes armés séparatistes auraient fait au moins 1000 morts parmi les forces armées les groupes séparatistes et la population civile selon le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies. Les rapports de début août ont cité plus de 2000 morts. Le cessez-le-feu signé par les deux parties le 23 juin est levé par le président ukrainien le 30 juin. Depuis le 1er juillet, l’armée ukrainienne entreprend une attaque massive contre les séparatistes, qui ont pris position dans les zones résidentielles de plusieurs villes de la région du Donbass.
En effet, l’invocation par les parties en cause des principes du droit international pour justifier leurs actions armées et pour fonder leurs prétentions ne conduit-elle à un risque de déconstruction de l’ordre international, pris en otage par des conceptions instrumentalisées de ses principes fondateurs ?
Deux points de vue se sont ainsi trouvés face à face.
Du point de vue russe:
Selon une certaine partie, on ne peut exporter la démocratie car cela n’émanerait pas d’un choix du peuple souverain et parce que cela participerait à la déconstruction de l’ordre juridique international, garant de la paix à travers le dialogue serein entre les Etats.
Le droit international est souvent passé sous silence parce qu’il entrave une puissance politique ou privée. Lorsqu’il est invoqué, c’est parce qu’un Etat y trouve un intérêt. Les Etats-Unis, par exemple, qui se refusent à la plupart des engagements multilatéraux, n’y font référence qu’à titre exceptionnel. C’est le cas à l’occasion de la crise ukrainienne, contrairement à la crise irakienne, là où ils s’étaient dispensés d’obtenir l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies pour recourir à la force armée.
Les Etats occidentaux s’arrogent la qualité de seuls représentants de la communauté internationale et se font aussi souvent une spécialité d’interpréter les résolutions du Conseil de sécurité afin de légitimer leurs politiques d’ingérence, comme ce fut le cas par exemple pour la Libye.
De plus, la pratique de quelques puissances occidentales, désireuse de produire à elles seules un droit coutumier utile pour leurs intérêts, devient une source fondamentale du droit international, en lieu et place de l’accord entre Etats et des dispositions de la Charte.
Quid alors des fondements du droit international ? Ils risquent ainsi un balayage. C’est par exemple le cas de l’égale souveraineté des Etats qui laisse place à une hiérarchie de fait entre les Etats dits démocratiques et ceux qui ne le seraient pas. C’est aussi le cas du principe de non-ingérence, transformé en son contraire au nom d’un humanitaire réinterprété à l’occidentale, particulièrement négligeant vis-à-vis des droits économiques et sociaux.
Les justifications fournies se contredisent et varient d’un cas à l’autre. Loin de s’enfermer dans le cadre de la légalité trop rigide, elles se fondent souvent sur une morale internationale très proche de celle du XIXe Siècle. Le paradigme le plus utilisé est celui des droits de l’homme, qui vise à légitimer toutes les activités proclamées humanitaires par-delà des normes juridiques qui tendent à se dissoudre dans la confusion.
Une autre confusion souvent faite est celle qui concerne l’interdiction du recours à la force, sauf cas de légitime défense, l’objectif étant le maintien de la paix : le recours à la force serait alors possible contre des Etats souverains s’il s’agit de faire cesser des atteintes au droit humanitaire (ce qui avant était considéré comme une considération d’ordre interne). Par exemple les Etats-Unis et Israël vont plus loin encore dans leurs interprétations du droit avec la notion de la légitime défense préventive. Pour ce faire, on finit par considérer l’OTAN comme un substitut du Conseil de sécurité, doté d’un droit d’action autonome.
Tout cela engendre une déconstruction du droit positif et une justification doctrinale a posteriori : il ne s’agirait pas de violer le droit international mais de faire des efforts de transition et de reconstruction d’un droit plus ajusté aux besoins et aux réalités internationales.
C’est sur cette approche que se fonde la Russie dans la lecture qu’elle donne de la crise ukrainienne. La crise ukrainienne ne serait rien d’autre qu’une composante d’une politique globale de refoulement de la Russie et de la liquidation des liens qu’elle noue avec les Etats voisins, autrefois intégrés dans l’Union Soviétique. Cette crise serait alors indissociable d’une volonté occidentale affirmée d’interdire à la Russie de prendre toute sa place dans le concert des nations.
La position des nouvelles autorités installées à Kiev est de s’afficher comme les défenseurs de la légalité constitutionnelle ukrainienne. Mais l’insurrection qui s’est produite à Kiev n’aurait manifesté aucun respect pour la Constitution de 1996, révisée en 2004, révision dont les amendements ont été annulés par la Cour Constitutionnelle en 2010. Sous la pression de la rue, une nouvelle procédure de révision a été entamée le 21 février 2014, rétablissant les amendements de 2004. Mais l’absence de promulgation invaliderait cette révision. Dans la confusion, le Parlement a voté la destitution du Président qualifié de « pro-russe » par l’Occident. Cette destitution est possible en raison de l’article 108 de la Constitution à l’issue d’une procédure d’impeachment (art.111). Cette procédure exige une enquête par une Commission dont les conclusions sont déposées devant le Parlement qui peut, après examen de la Cour constitutionnelle, voter la destitution par une majorité des ¾. Celle-ci n’a pas été atteinte (impeachment voté par 328 au lieu de 337). Ce qui voudrait dire que la destitution était illégale et que, le Président n’étant pas déchu de ses fonctions, son appel à l’aide de la Russie n’est pas illégitime. Les nouvelles autorités de Kiev constitueraient ainsi seulement des autorités de fait, quelles que soient les relations externes qu’elles ont nouées avec les autres pays.
La question de la Crimée :
L’initiative prise par les autorités de la République autonome de Crimée d’organiser un référendum pour ou contre le rattachement à la Fédération de Russie a provoqué une réaction légaliste de la part de l’UE et des Etats-Unis. Ils dénoncent l’intervention de la Russie en Ukraine et les mouvements de troupes en Crimée. La Russie menacerait l’IT de l’Ukraine et l’intangibilité de ses frontières. Le référendum d’autodétermination du 16 mars serait alors illicite. Selon la Russie l’intervention n’est pas illicite car deux accords régulièrement conclus entre Russie et Ukraine autorisent la présence de troupes en Crimée, une base maritime et deux bases aériennes) jusqu’en 2042, en échange de livraison de gaz à tarif préférentiel. En outre, la disparition des autorités constitutionnelles à Kiev au profit d’un pouvoir de fait ouvertement antirusse justifierait les mesures prises pour assurer le respect des accords conclus (pacta sunt servanda).
Le référendum en Crimée
L’organisation du référendum sur l’adhésion de la Crimée à la Fédération de Russie, après que le Parlement de la Crimée ait proclamé l’indépendance ne serait illégale que dans la mesure où l’ordre constitutionnel ukrainien aurait encore une existence ou si un cadre supranational s’était établi pour administrer la Crimée. Le fait que la Constitution ukrainienne ne prévoit pas de droit à la sécession n’apporte rien à la controverse si on considère que cette Constitution a perdu sa valeur. Les instances légales de Crimée, comme l’Etat russe, seraient ainsi fondées à considérer qu’elles sont en droit de ne plus collaborer avec ceux qui ont renversé par un coup d’Etat le gouvernement légal. Elles invoquent alors différentes décisions d’organisations internationales reconnues :
L’OSCE (Organisation pour la sécurité collective en Europe) a condamné la tentative de coup d’état contre Gorbatchev en 1991 et plus en général, toute tentative de renversement par des moyens antidémocratiques d’un gouvernement légal.
L’OEA (Organisation des Américains) a fait de même en 1992 en adoptant le nouvel article 9 de sa charte, permettant la suspension au travail e l’organisation de la participation des représentants d’un Etat victime d’une interruption constitutionnelle de son système de gouvernance.
L’OUA (organisation de l’Unité africaine) a proclamé en 1999 que les coups d’état n’étaient pas admissibles et mis l’accent sur l’exigence de légitimité constitutionnelle pour ses membres.
L’ONU même s’est référée à ces dispositions dans la résolution 1497 (2003) du Conseil de sécurité relative aux changements anticonstitutionnels de Gouvernement.
Le discours consistant à légitimer les coups de force internes ou externes par une finalité pro démocratique n’a pas de fondement juridique. La Cour internationale de justice dès 1986 l’a affirmé à l’égard des Etats-Unis au Nicaragua, malgré les tentatives de fonder l’idée d’une « guerre juste ».
Selon la Russie, le principe de l’intégrité territoriale et de l’intangibilité des frontières a été mis à mal par les puissances occidentales qui ont vu dans l’implosion de l’ex URSS un moyen d’affaiblir et d’isoler la Russie. La multiplication de micro-Etats, résultat de diverses revendications plus ou moins fondées, apparaît aussi comme un outil favorisant une globale gouvernance dans un système unipolaire. La construction occidentale du Kosovo réalisée par la force militaire de l’OTAN en 1999, puis l’administration conjuguée des NU, de l’OTAN et de l’UE, au nom des droits des populations albanaises et des droits de l’homme, avant la reconnaissance d’une indépendance formelle, a créé un précédent que les puissances occidentales et les autorités de fait de Kiev ne peuvent aujourd’hui rejeter. L’OTAN au Kosovo a usé unilatéralement de la force, sans tenir compte de la protection des civils en arguant simplement des inévitables « dommages collatéraux ». Le fondement occidental de cette pratique résiderait alors dans l’affirmation d’un « droit à la sécession moralement justifié ».
Il convient maintenant de s’attarder sur les justifications ukrainiennes et occidentales pour permettre une lecture croisée.
Du point de vue ukrainien et occidental:
Longtemps la diplomatie russe s’est attachée au respect strict et formel des règles du droit international pour résister aux revendications des peuples. Même lors de la succession de l’URSS, cette constante a été respectée. Mais, le discours du ministre russe des affaires étrangères lors de la conférence de Munich sur la sécurité a marqué une profonde rupture avec la tradition diplomatique russe.
Depuis la 2GM, le contient européen n’avait pas connu des questionnements aussi dramatiques que celui de la remise en cause des frontières issus du conflit, et confirmées par l’Acte final de la Conférence d’Helsinki en 1975. Ni l’éclatement de l’Union soviétique, ni la réunification allemande n’avaient donné lieu à un tel drame. L’annexion de la Crimée par la Russie comporterait ainsi des violations flagrantes du droit international, des traités et des accords signés par la Russie. En outre, l’actuelle guerre dans l’est de l’Ukraine, venant après la guerre en Géorgie en 2008, entraîne aussi un profond changement de paradigme pour la politique extérieure de l’Union. L’apparition en 2008 et en 2014 aux confins de l’UE de l’usage de la force armée et de méthodes bannies du continent, est pour l’UE une interpellation très violente, puisque elle s’est construire par le droit et pour le droit.
En annexant la Crimée, Vladimir Poutine a violé les textes fondamentaux fondateurs du système onusien et du droit international.
La Charte des Nations Unies
L’art.2§4 fonde les principes de l’inviolabilité des frontières, du respect de l’IT et de l’interdiction du recours à la force. Plusieurs actes et accords conclus dans le cadre de cette organisation internationale rappellent l’impératif de règlement pacifique des différends, de non ingérence ou de l’interdiction de la menace dans les relations internationales. La résolution 2625, relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des NU du 24 octobre 1970 par l’Assemblée Générale anticipe la « guerre hybride » en des termes précis :
« Chaque Etat a le devoir de s’abstenir d’organiser et d’encourager des actes de guerre civile ou des actes de terrorisme sur le territoire d’une autre Etat, d’y adhérer ou d’y participer, ou de tolérer sur son territoire des activités organisées en vue de perpétrer de tels actes, lorsque les actes mentionnés dans le présent paragraphe impliquent une menace ou l’emploi de la force ».
De même, la Résolution 3314 du 14 décembre 1974 définit le concept d’agression, y incluant plusieurs des actes auxquels s’est manifestement livrée la Russie en Crimée et dans l’Etat de l’Ukraine (occupation militaire, invasion, bombardements, passages de bandes armées).
C’est d’ailleurs facilement compréhensible que la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, se refuse à admettre la présence de ses troupes en Ukraine. Mais ces précautions ne sont même pas efficientes car l’occupation de la Crimée n’a pas été formellement reconnue, ni par l’ONU, ni par la plupart de ses membres.
L’Acte final de la Conférence d’Helsinki
La Conférence d’Helsinki du 1er août 1975 a organisé le respect des frontières en Europe et donné naissance à l’OSCE, dont est membre la Russie. Sa Charte confirme les principes ci-dessus énoncés. Elle les décline et les confronte à la spécificité de la situation européenne du moment, celui de la guerre froide devenue l’équilibre de la terreur puis la détente.
Il s’agit d’un accord régional déclinant la Charte des NU, destiné à donner un contenu concret à la détente entre les deux blocs. Il consacre les principes d’inviolabilité des frontières, de l’intégrité territoriale des Etats, du règlement pacifique des différends, de la non-intervention dans les affaires intérieures, mais aussi du respect des droits de l’homme et des minorités, de l’égalité des droits des Etats et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans le cadre des lois et de l’exécution de bonne foi des obligations assumées conformément au droit international.
Le fait pour le ministre russe d’invoquer l’ingérence des Européens et des Etats-Unis dans les affaires intérieures de l’Ukraine, tente de dissimuler une violation consciente et complète de l’ensemble des dispositions de ce texte, pourtant signé à l’époque par l’Union Soviétique qui y voyait la reconnaissance de frontières fragiles issues des combats et des rapports de force sur le terrain à la fin de la 2GM.
Le Conseil de l’Europe
La Russie a adhéré au Conseil de l’Europe le 28 février 1996. A deux reprises, et tout récemment le 26 janvier 2015, l’Assemblée parlementaire du Conseil a estimé nécessaire de suspendre les pouvoirs de la délégation russe et sa participation aux différentes instances de l’Assemblée au motif que le rôle et la participation de la Russie dans le conflit qui touche l’est de l’Ukraine, ainsi que le maintien de son annexion illégale de la Crimée, sont contraires au Statut du Conseil de l’Europe.
Les garanties offertes à l’Ukraine dénucléarisée
Le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994, conclu entre Russie, Etats-Unis, Royaume-Uni et Ukraine, dont la France et la Chine sont les garants comme témoins, a permis la dénucléarisation de l’Ukraine, qui hébergeait le plus formidable arsenal nucléaire. Contre la garantie expresse de ses frontières. Ce texte était aussi, dans le contexte de l’époque, un message adressé aux Etats qui caressaient des velléités nucléaires et qui, sous la pression de la communauté internationale unie, ont accepté d’y renoncer au cours des mêmes années 90.
Le traité réglant la succession de l’Union soviétique
L’Acte constitutif de la Communauté des Etats indépendants (Traité de Minsk du 8 décembre 1991) qui a organisé la succession de l’URSS, empire constitué par la force et démantelé par l’échec, a garanti aux nouveaux Etats en 1991, le respect de leurs frontières, la Russie renonçant à les contester.
Les traités et accords bilatéraux signés avec l’Ukraine
L’accord d’amitié signé entre la Russie et l’Ukraine le 31 mai 1997 mettait l’accent sur le respect des frontières, ce qui prouve qu’il a été signé en parfaite connaissance de cause, car nul n’ignore l’histoire de la décolonisation de la Crimée qui s’est traduite par son annexion en 1783 et la décision du Plenum du Comité central de l’URSS de 1954, la rattachant à l’Ukraine du fait de « leurs liens économiques particuliers ».
L’accord sur la présence de la flotte russe, signé le 28 mai 1997 et renouvelé en 2010, organisait l répartition des navires de l’ex-URSS contre un dédommagement, confirmait l’appartenance à l’Ukraine de ce territoire dont les facilités navales étaient louées à la Russie contre un loyer annuel.
Les constitutions ukrainienne et de Crimée
Tant la Constitution ukrainienne dans ses articles 73 et 132, que la Constitution de Crimée dans ses articles 2 et 6, prévoient le respect des règles juridiques du texte fondamental ukrainien et l’hypothèse d’une modification des frontières qui ne peut être décidée que par l’ensemble des Ukrainiens.
Face à une situation otage de deux visions complètements différentes, y a-t-il un risque d’instrumentalisation et de déconstruction de l’ordre international?
La question ukrainienne a pu être facilement rapprochée à la situation kosovare et libyenne, parfois même à la syrienne, car dans ces trois cas, les mandats onusiens auraient été outrepassés pour venir à bout de crises graves.
Le 22 juillet 2010, la Cour internationale de justice, saisie pour avis par l’Assemblée Générale a estimé que « la déclaration d’indépendance du Kosovo adoptée le 17 février 2008 n’a pas violé le Droit international ». La Cour a constaté l’implication du Conseil de sécurité et les décision de celui-ci, qui font partie du droit international, ainsi que l’enchainement des circonstances et la recherche réelle, mais vaine par la communauté internationale, d’autres solutions (Plan Ahtisaari) susceptibles d’arrêter un génocide déjà basé sur des critères ethniques et religieux, ainsi que le statut juridique du Kosovo placé sous la tutelle du Conseil, conformément aux objectifs de la Charte. Elle en a conclu que la déclaration d’indépendance n’a pas violé la résolution 1244 du Conseil de sécurité et le cadre constitutionnel du moment.
En Libye, le Conseil de Sécurité a autorisé, en vertu du Chapitre 5 de la Charte, l’usage de la force pour faire cesser un trouble grave et immédiat pouvant conduire à l’extermination de populations entières. Les libertés prises par les nations qui ont fait chuter le dictateur libyen n’ont pas violé le droit, mais elles l’ont interprété sous le contrôle du secrétaire général des NU et du Conseil de Sécurité. Il en aurait été de même en Syrie sans le véto russe réitéré aux propositions visant à faire cesser une guerre civile dont le bilan ne cesse de s’aggraver.
La Russie conteste cette interprétation du droit en affirmant qu’elle est univoque et en faveur d’une vision occidentale du droit international.
Elle a même exhumé le précédent de l’indépendance des Comores, ratifiée par référendum sauf dans l’île de Mayotte, qui avait voté à plus de 98% pour rester territoire français. Mais les circonstances ne sauraient être comparables car la France n’a jamais agi positivement pour annexer ce territoire, mais répondu à une demande massive et démocratique d’une population menacée.
Ces propos illustrent donc l’ordre international du XXIème siècle. Ils pourraient en effet justifier nombre de demandes reconventionnelles, en Europe centrale, mais aussi en Russie même, en Tchétchénie, dans le Caucase ou ailleurs dans le monde.
Comme en Géorgie en 2008, la Russie pratique désormais une prise de gages territoriaux qui est contraire au droit international et comporte de dangereux risques d’instabilité qui pourraient d’ailleurs conduire à remettre en cause sa présence à Kalingrad, dans les îles Kouriles et même les frontières de l’Europe de 1945, largement déplacées vers l’Ouest. La Russie semble en rien s’inquiéter de s’affranchir du droit pour la poursuite de ses objectifs politiques. Cette situation est donc un avertissement pour l’UE mais aussi pour toute la communauté internationale. L’ensemble des textes qui régissaient jusqu’ici l’Europe s’en trouve fragilisé, de même que l’ordre international et les patientes constructions juridiques qui en ont régi jusqu’ici les relations entre Etats.
Les manquements aux obligations souscrites volontairement, constituent pour les relations entre Etats de graves précédents.
Le droit des minorités pouvait être considéré comme un progrès, après les horreurs de la Seconde guerre ondiale. L’utilisation officielle, avec presque les mêmes mots, des mêmes arguments que ceux qui avaient servi de justification politique à l’occupation des Sudètes par le régime nazi, l’utilisation des mêmes raisons historiques, culturelles et linguistiques, constitue une profonde régression dans les relations internationales, au moment même où refont surface, y compris au cœur des démocraties, les questions identitaires.
Le droit de la guerre se trouve profondément affecté par l’usage à grande échelle de la « guerre hybride », celle qui utilise des militaires dissimulant leurs uniformes ou des mercenaires. Alors que depuis le début du XXème siècle le droit des conflits armés n’a cessé d’évoluer pour diminuer l’impact des conflits et tenter d’atténuer les pratiques les plus répréhensibles, l’usage dissimulé de forces armées et de bandes irrégulières remet en cause les progrès accomplis, notamment pour interdire certains comportements, protéger les prisonniers et les combattants, sans parler des populations civiles.
La question de la « fédéralisation » de l’Ukraine, déjà fédérale, cache pourtant une volonté de neutralisation, voire de démembrement, qui ne saurait être décidée ni à Moscou ni à Washington. Les compétences dont dispose la République autonome de Crimée sont déjà considérables et aucun péril imminent ou trouble à l’ordre public spontané ne semble pouvoir justifier une séparation d’un Etat central faible qui n’a pas « oppressé » ses habitants (cf. principe autodétermination).
Il faut maintenant prendre acte d’un nouveau danger venu de l’Est européen et en tirer toutes les conséquences pour faire prévaloir le droit et la paix. La fragmentarisation et l’instrumentalisation des normes internationales ne sont sûrement pas la solution pour remédier à ces risques, mais au contraire, une arme pour faciliter l’instabilité internationale et accroitre les controverses.
L’interventionnisme russe et la volonté à tout prix d’exporter des modèles (cf. processus de nation building, exportation du modèle démocratique…) sont les deux une défaite du DI.
L’annexion de la Crimée et la crise actuelle dans l’est de l’Ukraine marquent la fin de l’encaissement des dividendes de la paix et un nouveau défi du DI qui doit survivre à ses propres instrumentalisations et au chaos conceptuel qui en est généré. La seule solution semble à nos yeux provenir d’une progressive instauration dans les consciences et dans la doctrine internationale, ainsi que dans la volonté des instances internationales d’une véritable multipolarité en lieu et place des prétentions à l’hégémonie que manifestent encore les Etats occidentaux et non, pour garantir les objectifs de la Charte des NU, c’est-à-dire le maintien de la paix et le développement.
Commentaires
Enregistrer un commentaire