Quel printemps arabe?
"Les chemins de la liberté et de la dignité qu’a ouverts le peuple tunisien, et dans lesquels se sont engouffrés après lui les autres peuples arabes, restent incertains, escarpés, périlleux. Mais, déjà, le retour en arrière n’est plus possible.
Les révoltes arabes appelées « Printemps arabe » en référence au Printemps des peuples européens de 1848 ou encore au Printemps de Prague de 1968, ont débuté le 17 décembre 2010 lorsque Mohamed Bouazizi a tenté de se suicider par immolation dans la ville de Sidi Bouzid en Tunisie, après que sa marchandise ait été confisquée par les autorités.
Les nombreuses manifestations durant quatre semaines sont suivies par une grève générale provoquant la fuite du président Ben Ali en Arabie Saoudite le 14 janvier 2011. Les autres peuples arabes en Egypte, en Syrie, au Bahreïn, au Yémen et en Libye vont à leur tour se révolter contre les gouvernements en place et peu à peu remettre en cause les équilibres établis depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et depuis la décolonisation.
Si les manières de procéder à la révolution ont été différentes selon les pays, le « mal » profond qui les a secoués est le même : chômage très fort causé par une importante croissance démographique et à l’incapacité par les gouvernants de faire des réformes efficaces, inégalités sociales et discriminations religieuses et à l’égard des femmes, violence de dictateurs au pouvoir depuis plusieurs années, etc.
Le Printemps arabe s’est déroulé en quatre étapes :
- En 2011, face à la gigantesque vague de protestations au nom de la dignité humaine et de la citoyenneté, les gouvernements respectifs répondent en déportations massives et spontanées ;
- L’année 2012 voit une phase de stabilisation et d’adaptation au contexte local. Les forces extérieures internationales commencent à intervenir.
- En 2014, le conflit s’internationalise et l’ingérence des puissances régionales et occidentales est de plus en plus agressive. Chaque Etat s’est polarisé sur l’axe des identités confessionnelles (chiites/sunnites).
- Aujourd’hui, les rivalités géopolitiques et les tensions religieuses se substituent à des véritables contestations nationales et particulières.
En Syrie et au Bahreïn, les tensions ont engendré des guerres civiles. En Egypte, le soutien occidental au caractère autoritaire du nouveau régime a laminé les contestations démocratiques initiales. En Tunisie, si la démocratie en route, l’enjeu actuel est avant tout sécuritaire en raison des attaques terroristes. Récapitulons alors la situation actuelle à laquelle chaque pays fait aujourd’hui face.
En février 2011 le président égyptien Moubarak quitte le pouvoir suite aux manifestations et met fin à 29 ans de règne sur l’Egypte. A ce moment-là, l’armée s’est emparée des pouvoirs législatifs et exécutifs. Un changement constitutionnel vers un pouvoir civil élu a été validé par référendum. En novembre 2011, de nouvelles violences éclatent. Les premières élections législatives montrent que les islamistes remportent la moitié des sièges. Mohammed Morsi remporte l’élection présidentielle face à Ahmed Chafik, ancien Premier Ministre de Moubarak. Le nouveau chef de l’Etat ne parvient pas à résoudre les problèmes que rencontre le pays, et il devient autoritaire. A la fin de l’année 2012, il fait une déclaration constitutionnelle lui permettant de légiférer par décret et d’annuler les décisions de justice en cours. Il n’existe que peu de garanties pour les libertés individuelles. Morsi est fortement contesté. Parmi ces groupes révolutionnaires, les rebelles Tamarodes se forment en avril 2013. Ils lancent une pétition exigeant le départ du président Morsi. Une partie de la population reproche à Morsi les attaques territoriales, notamment de la part des Frères musulmans. Le 1er juillet 2013, un ultimatum est demandé par l’armée et rejeté par Morsi. L’armée égyptienne met fin aux fonctions de Morsi le 3 juillet 2013. L’armée annonce la tenue de prochaines élections. A ce moment-là, Mansur est nommé président par intérim. Il s’agit d’un coup d’Etat selon de nombreuses personnes, surtout selon le chef des Frères Musulmans qui dénonce un coup d’Etat anti-démocratique et le retour à un Etat policier. Pour Mansur, les Frères musulmans peuvent participer à de nouvelles élections 6 mois plus tard. Le 5 juillet, le Parlement est dissous et des tirs sont échangés. Tony Blair appelle la communauté internationale à soutenir la destitution de Morsi. Selon l’armée, les Frères Musulmans sont un groupe terroriste. Les mouvements populaires qui suivent s’achèvent en véritable massacre. La dissolution du Parlement engendre une situation très complexe. Après chaque élection, la difficulté est de désigner un chef permettant une réelle transition démocratique. Le 9 juillet, le nouveau Premier ministre appelle à l’Union nationale et propose Mansur comme nouveau Président. Il n’y a pas d’alternative politique : on a le choix qu’entre les militaires et les Frères musulmans. Depuis, la situation est très instable en Egypte.
En Libye, la gestion de l’après-Kadhafi est catastrophique. Le lendemain de la proclamation de la libération de la Libye, Abdel Jalil annonce son souhait que la Charia soit la base de la future législation libyenne, cela provoque l’inquiétude de l’Union européenne et des Etats-Unis. Le 31 octobre 2011, le nouveau président du Conseil de l’exécutif est choisi par le CNT. Le 05 mars 2012, Abel Jalil redevient président du CNT. Une région (Cyrénaïque) proclame son autonomie vis-à-vis de Tripoli et proclamation d’un nouveau chef malgré protestations du CNT et l’on assiste à un véritable partage du pays. Le 07 juillet 2012, les premières élections en Libye élisent le CGN chargé de remplacer le CNT. Parmi ses 200 membres, seuls 80 sont élus de partis politiques récents. La difficulté est d’établir la nouvelle couleur politique de l’Assemblée ainsi qu’une nouvelle constitution écrite. En août, le nouveau président, El Megaryef, ancien opposant de Kadhafi et considéré comme un islamiste modéré, promulgue une nouvelle loi qui interdit toute responsabilité politique au kadhafistes. Cela a provoqué l’éviction d’une grande partie du personnel politique et le nouveau président doit rapidement abandonner son poste. En mars 2013, le nouveau Premier ministre fuit le pays. Beaucoup de gens veulent revenir à une forme de monarchie. En juin 2014, les nouvelles élections déplacent à nouveau le centre du pouvoir de la capitale. Aujourd’hui, la Libye est menacée par l’avancée de Daech mais est aussi menacée de partitions et donc d’une prochaine guerre civile.
La révolte yéménite a débuté en 2011 à Sanaa et dans d’autres villes. On réclame la fin de la corruption et de meilleures conditions de vie, ainsi que le départ du président en place depuis 22 ans. Les protestations ont ensuite dégénéré en révoltes à la suite des contestations tribales. Le Yémen est un pays comptant un grand nombre d’ethnies religieuses. Le nouveau président élu en 2012, Mansour Hadi, ne parvient pas à remettre l’ordre en place. En septembre 2014, le mouvement chiite houthiste venu de l’extrême nord du pays qui prône un chiisme extrême pousse le président à la fuite. Les houthistes s’emparent du palais présidentiel. Le Yémen replonge dans les violences interconfessionnelles et les attaques terroristes. A partir de mars dernier, une coalition de plusieurs pays arabes sunnites dirigés par l’Arabie Saoudite lance des attaques. L’Iran joue pour le gouvernement chiite en place et lui fournit des armes pour déstabiliser le Yémen. Le 3 mai dernier, des forces spéciales terrestres ont été pour la première fois déployées dans le sud.
En Tunisie, l’espoir de changement est réel suite à la révolution de 2011. Si le succès de la transition politique est à applaudir, le pays fait toujours l’objet d’attaques terroristes qui ont un nouvel essor depuis la révolution. Ce défi sécuritaire est strictement lié à la désorganisation régionale. Les premières attaques terroristes datent du 14 septembre 2012 et étaient dirigées contre l’ambassade des Etats-Unis, puis, en février et en septembre 2013, les deux principaux opposants Mohamed Brahmi et Chakri Belaid ont été assassinés. Ces assassinats ont traumatisé la population, et notamment l’impunité de la part du gouvernement. Prise de conscience du danger par les autorités. Cependant, le « berceau du Printemps arabe » est parvenu à conclure sa transition politique en 2014 avec l’adoption d’une nouvelle Constitution puis la tenue d’élections aboutissant à la victoire de Béji Caid Essebsi, premier président démocratiquement élu. L’attribution du Prix Nobel de la Paix au « Dialogue national » tunisien, lancé en 2013 et constitué du principal syndicat, du patronat, de la Ligue des droits de l’Homme et de l’Ordre des avocats a permis de sauver la transition démocratique. Mais l’économie peine encore à redémarrer et les attaques terroristes ravagent le secteur touristique, l’un des principaux secteurs économiques de la Tunisie.
Fait-on face alors à une illusion des coups d’Etats dans l’établissement d’une démocratie ? En effet, en Egypte, ils étaient militaires et avaient pour but de détourner une mobilisation de masse gigantesque qui aurait atteint l’ordre et la sécurité et la Tunisie a fait aussi face à un retour massif des membres de l’ancien régime. Mais cela ne signifie pas intrinsèquement un retour en arrière. Pensons à la France, qui, à deux reprises, après la Révolution de 1789 et celle de 1848, a vu l’arrivée au pouvoir de deux « dictateurs » qui ont remis en place un régime autoritaire : Napoléon Ier puis Napoléon III. Le désir du peuple français et des hautes sphères politiques françaises, mais aussi internationales, était alors avant tout le retour à l’ordre, tout comme actuellement la question de la sécurité cherche à être endiguée. De nombreuses personnalités sont d’ailleurs aujourd’hui persuadées que la présence de dictateurs était le moindre mal, face à la menace terroriste internationale. Le président américain Obama a d’ailleurs récemment «regretté» l’intervention libyenne. Le souhait des américains était à l’époque de mettre au pouvoir une coalition de membres rénovés de l’ancien régime avec une prétendue opposition modérée représentée par les sections régionales des Frères Musulmans.
Désormais, on peut voir apparaître un triangle de forces dans la région :
- Un pôle révolutionnaire constitué d’un bloc de forces sociales et politiques représentant les aspirations des travailleurs, des jeunes et des femmes qui se sont soulevés contre l’ancien régime et qui aspirent à une société différente et progressiste ;
- Le camp de l’ancien régime, contre-révolutionnaire classique ;
- Les forces réactionnaires de caractère religieux initialement qui se sont développées et retournées contre ces régimes.
Cinq ans après le commencement du Printemps arabe, la situation économique, sociale et politique des Etats concernés est extrêmement précaire. Si en Tunisie et en Egypte, la transition démocratique est en place, celle-ci est ralentie, par, d’un côté, le problème sécuritaire dû aux nombreuses attaques terroristes, et de l’autre l’incapacité de l’actuel gouvernement à réellement poursuivre les réformes souhaitées par le peuple. Au Bahreïn, la répression des manifestations est toujours violente. Enfin, en Libye, en Syrie et au Yémen, la révolution s’est transformée en guerre civile dont profitent les groupes terroristes islamistes pour faire régner le chaos et la terreur.
La mission qui nous a été confiée à travers l’écriture de cet ouvrage est à la fois de résumer et de clarifier les événements qui se sont déroulés durant ces cinq années au sein de l’Egypte, de la Libye, de la Syrie, de la Tunisie et du Yémen, d’identifier les facteurs qui ont engendré le processus révolutionnaire et de faire un bilan de la situation actuelle, tout en s’interrogeant sur les possibles voies dans lesquelles les Etats en question, mais aussi la communauté internationale pourraient s’engager afin d’améliorer les perspectives d’avenir de la région, aujourd’hui floues et incertaines.
En tant que juristes, politologues, historiens, et surtout en tant que citoyens, les questions que nous nous posons sont nombreuses face à la situation extrêmement complexe que rencontrent les pays du « Printemps arabe ».
Désormais, dans quelle direction politique et sociétale se développent les pays concernés ? Quel régime peut être adapté ? Beaucoup de questions concernent évidemment le droit international, ce « droit des gens », qui ne doit pas être lu au miroir trop intime de la seule raison, car ce serait le rêver et non le vivre, selon les propos du professeur Louis Renault:
On peut essayer de diminuer l’importance des intérêts et des passions, mais on ne peut pas la supprimer et c’est faire œuvre vaine que de proclamer des règles très justes et très savamment déduites, très rationnelles en elles-mêmes, mais qui n’en tiennent pas compte, elles ont un défaut et il est capital ; elles ne sont pas viables.
Certains vont jusqu’à se demander s’il y aurait un « droit à la démocratie ». Comment intégrer la dimension des droits de l’Homme dans l’élaboration des nouvelles constitutions (en Libye, par exemple, la communauté internationale avait fortement découragé la constitution proposée par le Conseil national de transition libyen car il était en désaccord avec certains droits de l’Homme) ?
Quelles sont les possibilités d’intervention de la communauté internationale ? Comment définir cette nouvelle notion, qui s’apparente à une doctrine ou même à une nouvelle norme depuis plus de quinze ans : la « Responsabilité de Protéger »? Quelles sont la fonction et l’effectivité du droit pénal international ? Enfin, quelle est la légalité et la légitimité des mesures prises par la communauté internationale dans un but de démocratisation ?
Nous pouvons aussi nous demander, dans une démarche plus historique et analytique, pourquoi ces révolutions suivent un modèle complètement différent du Printemps des peuples européens au XIXe siècle.
En effet, si les causes sont comparables, d’autres facteurs vont en bouleverser le déroulement : Internet, les particularités culturelles mais surtout religieuses du monde arabo-islamique ; le droit islamique a été introduit, soit, à des degrés différents, mais dans tous les systèmes juridiques nationaux (ainsi, même si au XIX e siècle l’Europe n’était pas encore laïque, la religion avait un rôle autre et était beaucoup plus éloignée des fonctions politiques), et enfin la présence de la communauté internationale (ONU, OTAN, Union Africaine, Ligue Arabe) : dans le monde d’hier, les Etats participaient aux guerres civiles de manière individuelle, désormais c’est toute la communauté internationale qui intervient, il n’y a plus de prédominance absolue de la souveraineté.
Le problème réside donc dans la coordination de principes basiques de l’ordre juridique traditionnel fait d’Etats souverains et le concept moderne de responsabilité internationale.
L’idée de prendre pour prisme le droit international afin d’étudier ce phénomène du Printemps arabe est un moyen de permettre de mieux comprendre le fonctionnement des institutions internationales type ONU ou OTAN, leurs relations avec les Etats, qu’ils soient concernés directement ou qu’il s’agisse d’Etats tiers qui vont intervenir ou non, de comprendre le rôle croissant de ce qu’on appelle la « communauté internationale » mais aussi peut-être de prendre le phénomène sous un angle plus neutre parce que plus juridique car « le droit international, parce qu’il n’est, en général, pas moulé par des sentiments spontanés de sympathie ou d’antipathie, peut apporter une perspective qui ne soit pas remplie de préjugés ou d’optimisme exacerbés ».
En effet, « la tâche du juriste est de chercher à rendre harmonieux ce que les diplomates ont laissé contradictoires », selon les termes du célèbre juge internationaliste Antonio Cassese.
Nous espérons alors que ce livre vous permettra d’avoir une vision plus claire du Printemps arabe mais aussi de la complexité des relations internationales actuelles, et de notre responsabilité commune pour bâtir un monde et une société plus juste.
Ainsi, l’écriture de ce livre a été avant tout poussée par un désir de transmission. Nous sommes intimement persuadés que l’avenir du monde dépend essentiellement de la transmission des clés pour comprendre les problématiques auxquelles nos sociétés sont confrontées. Les nouvelles technologies ont comme méfait de banaliser les horreurs vécues à travers les continents et, même si l’évolution de nos sociétés vers plus d’individualisme tend à faire penser que l’action humanitaire en tant qu’action qui intéresse l’humanité toute entière ne pourrait se poursuivre, nous nous permettons de penser qu’à partir du moment où celle-ci fait appel à l’essence de l’homme, elle le poussera à se révolter. Henry Dunant, dans son célèbre ouvrage Un souvenir de Solferino, appelait déjà poétiquement à cette prise de conscience :
On envisage presque froidement, quoique la plume se refuse absolument à les décrire, des scènes même plus horribles que celles retracées ici ; mais il arrive que le cœur se brise parfois tout d’un coup, et soit frappé soudain d’un amère et invincible tristesse, à la vue d’un simple incident, d’un fait isolé, d’un détail inattendu, qui va plus directement à l’âme, qui s’empare de nos sympathies et qui ébranle toutes les fibres les plus sensibles de nos êtres".
Pour en savoir plus sur cette thématique actuelle et intéressante malgré ses nombreuses contradictions, je vous conseille le livre duquel est tiré cet extrait: "Quel printemps arabe?", édité par la N.I. éditions et intégralement rédigé par des étudiants de l'université Paris 12, passionnés par le droit international.
Bonne lecture et bonne réflexion!
Les révoltes arabes appelées « Printemps arabe » en référence au Printemps des peuples européens de 1848 ou encore au Printemps de Prague de 1968, ont débuté le 17 décembre 2010 lorsque Mohamed Bouazizi a tenté de se suicider par immolation dans la ville de Sidi Bouzid en Tunisie, après que sa marchandise ait été confisquée par les autorités.
Les nombreuses manifestations durant quatre semaines sont suivies par une grève générale provoquant la fuite du président Ben Ali en Arabie Saoudite le 14 janvier 2011. Les autres peuples arabes en Egypte, en Syrie, au Bahreïn, au Yémen et en Libye vont à leur tour se révolter contre les gouvernements en place et peu à peu remettre en cause les équilibres établis depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et depuis la décolonisation.
Si les manières de procéder à la révolution ont été différentes selon les pays, le « mal » profond qui les a secoués est le même : chômage très fort causé par une importante croissance démographique et à l’incapacité par les gouvernants de faire des réformes efficaces, inégalités sociales et discriminations religieuses et à l’égard des femmes, violence de dictateurs au pouvoir depuis plusieurs années, etc.
Le Printemps arabe s’est déroulé en quatre étapes :
- En 2011, face à la gigantesque vague de protestations au nom de la dignité humaine et de la citoyenneté, les gouvernements respectifs répondent en déportations massives et spontanées ;
- L’année 2012 voit une phase de stabilisation et d’adaptation au contexte local. Les forces extérieures internationales commencent à intervenir.
- En 2014, le conflit s’internationalise et l’ingérence des puissances régionales et occidentales est de plus en plus agressive. Chaque Etat s’est polarisé sur l’axe des identités confessionnelles (chiites/sunnites).
- Aujourd’hui, les rivalités géopolitiques et les tensions religieuses se substituent à des véritables contestations nationales et particulières.
En Syrie et au Bahreïn, les tensions ont engendré des guerres civiles. En Egypte, le soutien occidental au caractère autoritaire du nouveau régime a laminé les contestations démocratiques initiales. En Tunisie, si la démocratie en route, l’enjeu actuel est avant tout sécuritaire en raison des attaques terroristes. Récapitulons alors la situation actuelle à laquelle chaque pays fait aujourd’hui face.
En février 2011 le président égyptien Moubarak quitte le pouvoir suite aux manifestations et met fin à 29 ans de règne sur l’Egypte. A ce moment-là, l’armée s’est emparée des pouvoirs législatifs et exécutifs. Un changement constitutionnel vers un pouvoir civil élu a été validé par référendum. En novembre 2011, de nouvelles violences éclatent. Les premières élections législatives montrent que les islamistes remportent la moitié des sièges. Mohammed Morsi remporte l’élection présidentielle face à Ahmed Chafik, ancien Premier Ministre de Moubarak. Le nouveau chef de l’Etat ne parvient pas à résoudre les problèmes que rencontre le pays, et il devient autoritaire. A la fin de l’année 2012, il fait une déclaration constitutionnelle lui permettant de légiférer par décret et d’annuler les décisions de justice en cours. Il n’existe que peu de garanties pour les libertés individuelles. Morsi est fortement contesté. Parmi ces groupes révolutionnaires, les rebelles Tamarodes se forment en avril 2013. Ils lancent une pétition exigeant le départ du président Morsi. Une partie de la population reproche à Morsi les attaques territoriales, notamment de la part des Frères musulmans. Le 1er juillet 2013, un ultimatum est demandé par l’armée et rejeté par Morsi. L’armée égyptienne met fin aux fonctions de Morsi le 3 juillet 2013. L’armée annonce la tenue de prochaines élections. A ce moment-là, Mansur est nommé président par intérim. Il s’agit d’un coup d’Etat selon de nombreuses personnes, surtout selon le chef des Frères Musulmans qui dénonce un coup d’Etat anti-démocratique et le retour à un Etat policier. Pour Mansur, les Frères musulmans peuvent participer à de nouvelles élections 6 mois plus tard. Le 5 juillet, le Parlement est dissous et des tirs sont échangés. Tony Blair appelle la communauté internationale à soutenir la destitution de Morsi. Selon l’armée, les Frères Musulmans sont un groupe terroriste. Les mouvements populaires qui suivent s’achèvent en véritable massacre. La dissolution du Parlement engendre une situation très complexe. Après chaque élection, la difficulté est de désigner un chef permettant une réelle transition démocratique. Le 9 juillet, le nouveau Premier ministre appelle à l’Union nationale et propose Mansur comme nouveau Président. Il n’y a pas d’alternative politique : on a le choix qu’entre les militaires et les Frères musulmans. Depuis, la situation est très instable en Egypte.
En Libye, la gestion de l’après-Kadhafi est catastrophique. Le lendemain de la proclamation de la libération de la Libye, Abdel Jalil annonce son souhait que la Charia soit la base de la future législation libyenne, cela provoque l’inquiétude de l’Union européenne et des Etats-Unis. Le 31 octobre 2011, le nouveau président du Conseil de l’exécutif est choisi par le CNT. Le 05 mars 2012, Abel Jalil redevient président du CNT. Une région (Cyrénaïque) proclame son autonomie vis-à-vis de Tripoli et proclamation d’un nouveau chef malgré protestations du CNT et l’on assiste à un véritable partage du pays. Le 07 juillet 2012, les premières élections en Libye élisent le CGN chargé de remplacer le CNT. Parmi ses 200 membres, seuls 80 sont élus de partis politiques récents. La difficulté est d’établir la nouvelle couleur politique de l’Assemblée ainsi qu’une nouvelle constitution écrite. En août, le nouveau président, El Megaryef, ancien opposant de Kadhafi et considéré comme un islamiste modéré, promulgue une nouvelle loi qui interdit toute responsabilité politique au kadhafistes. Cela a provoqué l’éviction d’une grande partie du personnel politique et le nouveau président doit rapidement abandonner son poste. En mars 2013, le nouveau Premier ministre fuit le pays. Beaucoup de gens veulent revenir à une forme de monarchie. En juin 2014, les nouvelles élections déplacent à nouveau le centre du pouvoir de la capitale. Aujourd’hui, la Libye est menacée par l’avancée de Daech mais est aussi menacée de partitions et donc d’une prochaine guerre civile.
La révolte yéménite a débuté en 2011 à Sanaa et dans d’autres villes. On réclame la fin de la corruption et de meilleures conditions de vie, ainsi que le départ du président en place depuis 22 ans. Les protestations ont ensuite dégénéré en révoltes à la suite des contestations tribales. Le Yémen est un pays comptant un grand nombre d’ethnies religieuses. Le nouveau président élu en 2012, Mansour Hadi, ne parvient pas à remettre l’ordre en place. En septembre 2014, le mouvement chiite houthiste venu de l’extrême nord du pays qui prône un chiisme extrême pousse le président à la fuite. Les houthistes s’emparent du palais présidentiel. Le Yémen replonge dans les violences interconfessionnelles et les attaques terroristes. A partir de mars dernier, une coalition de plusieurs pays arabes sunnites dirigés par l’Arabie Saoudite lance des attaques. L’Iran joue pour le gouvernement chiite en place et lui fournit des armes pour déstabiliser le Yémen. Le 3 mai dernier, des forces spéciales terrestres ont été pour la première fois déployées dans le sud.
En Tunisie, l’espoir de changement est réel suite à la révolution de 2011. Si le succès de la transition politique est à applaudir, le pays fait toujours l’objet d’attaques terroristes qui ont un nouvel essor depuis la révolution. Ce défi sécuritaire est strictement lié à la désorganisation régionale. Les premières attaques terroristes datent du 14 septembre 2012 et étaient dirigées contre l’ambassade des Etats-Unis, puis, en février et en septembre 2013, les deux principaux opposants Mohamed Brahmi et Chakri Belaid ont été assassinés. Ces assassinats ont traumatisé la population, et notamment l’impunité de la part du gouvernement. Prise de conscience du danger par les autorités. Cependant, le « berceau du Printemps arabe » est parvenu à conclure sa transition politique en 2014 avec l’adoption d’une nouvelle Constitution puis la tenue d’élections aboutissant à la victoire de Béji Caid Essebsi, premier président démocratiquement élu. L’attribution du Prix Nobel de la Paix au « Dialogue national » tunisien, lancé en 2013 et constitué du principal syndicat, du patronat, de la Ligue des droits de l’Homme et de l’Ordre des avocats a permis de sauver la transition démocratique. Mais l’économie peine encore à redémarrer et les attaques terroristes ravagent le secteur touristique, l’un des principaux secteurs économiques de la Tunisie.
Fait-on face alors à une illusion des coups d’Etats dans l’établissement d’une démocratie ? En effet, en Egypte, ils étaient militaires et avaient pour but de détourner une mobilisation de masse gigantesque qui aurait atteint l’ordre et la sécurité et la Tunisie a fait aussi face à un retour massif des membres de l’ancien régime. Mais cela ne signifie pas intrinsèquement un retour en arrière. Pensons à la France, qui, à deux reprises, après la Révolution de 1789 et celle de 1848, a vu l’arrivée au pouvoir de deux « dictateurs » qui ont remis en place un régime autoritaire : Napoléon Ier puis Napoléon III. Le désir du peuple français et des hautes sphères politiques françaises, mais aussi internationales, était alors avant tout le retour à l’ordre, tout comme actuellement la question de la sécurité cherche à être endiguée. De nombreuses personnalités sont d’ailleurs aujourd’hui persuadées que la présence de dictateurs était le moindre mal, face à la menace terroriste internationale. Le président américain Obama a d’ailleurs récemment «regretté» l’intervention libyenne. Le souhait des américains était à l’époque de mettre au pouvoir une coalition de membres rénovés de l’ancien régime avec une prétendue opposition modérée représentée par les sections régionales des Frères Musulmans.
Désormais, on peut voir apparaître un triangle de forces dans la région :
- Un pôle révolutionnaire constitué d’un bloc de forces sociales et politiques représentant les aspirations des travailleurs, des jeunes et des femmes qui se sont soulevés contre l’ancien régime et qui aspirent à une société différente et progressiste ;
- Le camp de l’ancien régime, contre-révolutionnaire classique ;
- Les forces réactionnaires de caractère religieux initialement qui se sont développées et retournées contre ces régimes.
Cinq ans après le commencement du Printemps arabe, la situation économique, sociale et politique des Etats concernés est extrêmement précaire. Si en Tunisie et en Egypte, la transition démocratique est en place, celle-ci est ralentie, par, d’un côté, le problème sécuritaire dû aux nombreuses attaques terroristes, et de l’autre l’incapacité de l’actuel gouvernement à réellement poursuivre les réformes souhaitées par le peuple. Au Bahreïn, la répression des manifestations est toujours violente. Enfin, en Libye, en Syrie et au Yémen, la révolution s’est transformée en guerre civile dont profitent les groupes terroristes islamistes pour faire régner le chaos et la terreur.
La mission qui nous a été confiée à travers l’écriture de cet ouvrage est à la fois de résumer et de clarifier les événements qui se sont déroulés durant ces cinq années au sein de l’Egypte, de la Libye, de la Syrie, de la Tunisie et du Yémen, d’identifier les facteurs qui ont engendré le processus révolutionnaire et de faire un bilan de la situation actuelle, tout en s’interrogeant sur les possibles voies dans lesquelles les Etats en question, mais aussi la communauté internationale pourraient s’engager afin d’améliorer les perspectives d’avenir de la région, aujourd’hui floues et incertaines.
En tant que juristes, politologues, historiens, et surtout en tant que citoyens, les questions que nous nous posons sont nombreuses face à la situation extrêmement complexe que rencontrent les pays du « Printemps arabe ».
Désormais, dans quelle direction politique et sociétale se développent les pays concernés ? Quel régime peut être adapté ? Beaucoup de questions concernent évidemment le droit international, ce « droit des gens », qui ne doit pas être lu au miroir trop intime de la seule raison, car ce serait le rêver et non le vivre, selon les propos du professeur Louis Renault:
On peut essayer de diminuer l’importance des intérêts et des passions, mais on ne peut pas la supprimer et c’est faire œuvre vaine que de proclamer des règles très justes et très savamment déduites, très rationnelles en elles-mêmes, mais qui n’en tiennent pas compte, elles ont un défaut et il est capital ; elles ne sont pas viables.
Certains vont jusqu’à se demander s’il y aurait un « droit à la démocratie ». Comment intégrer la dimension des droits de l’Homme dans l’élaboration des nouvelles constitutions (en Libye, par exemple, la communauté internationale avait fortement découragé la constitution proposée par le Conseil national de transition libyen car il était en désaccord avec certains droits de l’Homme) ?
Quelles sont les possibilités d’intervention de la communauté internationale ? Comment définir cette nouvelle notion, qui s’apparente à une doctrine ou même à une nouvelle norme depuis plus de quinze ans : la « Responsabilité de Protéger »? Quelles sont la fonction et l’effectivité du droit pénal international ? Enfin, quelle est la légalité et la légitimité des mesures prises par la communauté internationale dans un but de démocratisation ?
Nous pouvons aussi nous demander, dans une démarche plus historique et analytique, pourquoi ces révolutions suivent un modèle complètement différent du Printemps des peuples européens au XIXe siècle.
En effet, si les causes sont comparables, d’autres facteurs vont en bouleverser le déroulement : Internet, les particularités culturelles mais surtout religieuses du monde arabo-islamique ; le droit islamique a été introduit, soit, à des degrés différents, mais dans tous les systèmes juridiques nationaux (ainsi, même si au XIX e siècle l’Europe n’était pas encore laïque, la religion avait un rôle autre et était beaucoup plus éloignée des fonctions politiques), et enfin la présence de la communauté internationale (ONU, OTAN, Union Africaine, Ligue Arabe) : dans le monde d’hier, les Etats participaient aux guerres civiles de manière individuelle, désormais c’est toute la communauté internationale qui intervient, il n’y a plus de prédominance absolue de la souveraineté.
Le problème réside donc dans la coordination de principes basiques de l’ordre juridique traditionnel fait d’Etats souverains et le concept moderne de responsabilité internationale.
L’idée de prendre pour prisme le droit international afin d’étudier ce phénomène du Printemps arabe est un moyen de permettre de mieux comprendre le fonctionnement des institutions internationales type ONU ou OTAN, leurs relations avec les Etats, qu’ils soient concernés directement ou qu’il s’agisse d’Etats tiers qui vont intervenir ou non, de comprendre le rôle croissant de ce qu’on appelle la « communauté internationale » mais aussi peut-être de prendre le phénomène sous un angle plus neutre parce que plus juridique car « le droit international, parce qu’il n’est, en général, pas moulé par des sentiments spontanés de sympathie ou d’antipathie, peut apporter une perspective qui ne soit pas remplie de préjugés ou d’optimisme exacerbés ».
En effet, « la tâche du juriste est de chercher à rendre harmonieux ce que les diplomates ont laissé contradictoires », selon les termes du célèbre juge internationaliste Antonio Cassese.
Nous espérons alors que ce livre vous permettra d’avoir une vision plus claire du Printemps arabe mais aussi de la complexité des relations internationales actuelles, et de notre responsabilité commune pour bâtir un monde et une société plus juste.
Ainsi, l’écriture de ce livre a été avant tout poussée par un désir de transmission. Nous sommes intimement persuadés que l’avenir du monde dépend essentiellement de la transmission des clés pour comprendre les problématiques auxquelles nos sociétés sont confrontées. Les nouvelles technologies ont comme méfait de banaliser les horreurs vécues à travers les continents et, même si l’évolution de nos sociétés vers plus d’individualisme tend à faire penser que l’action humanitaire en tant qu’action qui intéresse l’humanité toute entière ne pourrait se poursuivre, nous nous permettons de penser qu’à partir du moment où celle-ci fait appel à l’essence de l’homme, elle le poussera à se révolter. Henry Dunant, dans son célèbre ouvrage Un souvenir de Solferino, appelait déjà poétiquement à cette prise de conscience :
On envisage presque froidement, quoique la plume se refuse absolument à les décrire, des scènes même plus horribles que celles retracées ici ; mais il arrive que le cœur se brise parfois tout d’un coup, et soit frappé soudain d’un amère et invincible tristesse, à la vue d’un simple incident, d’un fait isolé, d’un détail inattendu, qui va plus directement à l’âme, qui s’empare de nos sympathies et qui ébranle toutes les fibres les plus sensibles de nos êtres".
Pour en savoir plus sur cette thématique actuelle et intéressante malgré ses nombreuses contradictions, je vous conseille le livre duquel est tiré cet extrait: "Quel printemps arabe?", édité par la N.I. éditions et intégralement rédigé par des étudiants de l'université Paris 12, passionnés par le droit international.
Bonne lecture et bonne réflexion!
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