Vers une justice constitutionnelle au Maghreb?

La conception démocratique est-elle la même partout? Peut-on imposer un idéal démocratique égal ou similaire au nôtre? Est-ce le modèle constitutionnel européen une véritable référence démocratique?
Ici un extrait intéressant sur la recherche de l'idée de justice constitutionnelle au Maghreb. Les dernières évolutions politiques en plus d'être nécessaire pour les institutions semblent en effet vouloir utiliser le modèle européen comme idéal. Est-ce vraiment une bonne idée?

"Selon Michel Fromont :

 « L’idée de la justice constitutionnelle est intimement liée au développement du constitutionnalisme entendu comme un mouvement tendant à soumettre le fonctionnement des pouvoirs publics à un ensemble de règles établies une fois pour toutes, dont le respect s’impose à tous, qui ont une force juridique supérieure à toutes les autres règles et qui sont réunis normalement dans un texte unique appelé précisément constitution ».

Hans Kelsen dans sa théorie de la justice constitutionnelle de 1928, propose un modèle de justice, qui se caractérise par l’existence d’une juridiction unique spécifiquement chargée du contrôle de constitutionnalité et distincte des autres juridictions de l’État, dont le plus souvent le statut est inscrit dans la constitution.

Plus précisément la justice constitutionnelle « a pour objet d’assurer la suprématie de la constitution sur les autres normes juridiques, selon une procédure de type juridictionnel ». Donc pour assurer la suprématie de la constitution, il faut que les règles qui régissent cet organe puissent assurer son indépendance. Dans un État de droit, le statut, la compétence et le pouvoir doivent prévoir des règles permettant une indépendance totale du juge, vis-à-vis des autres organes publics. Le principe selon lequel, la garantie de la suprématie de la constitution, est conditionnée par l’indépendance du juge, fait partie des éléments constitutifs de l’idée d’un État de droit.

La mise en place d’une juridiction constitutionnelle, manifeste l’abandon de l’affirmation de la souveraineté de la loi. En effet, il s’agit d’appliquer essentiellement la primauté du droit. Ainsi, pour rendre cette justice constitutionnelle effective, la mise en œuvre d’un contrôle de constitutionnalité normatif est nécessaire. En Europe, les premières Cours constitutionnelles étaient souvent des tribunaux d’État, chargés de veiller à arbitrer les litiges entre les différentes institutions constitutionnelles. Ce n’est que plus tard, qu’il a été question d’attribuer à ces juridictions le contrôle normatif (après la seconde guerre mondiale), pour garantir la protection des libertés et des droits fondamentaux.


Le contrôle de constitutionnalité consiste à :

« la mise en œuvre du principe de séparation du pouvoir constituant et pouvoirs constitués, Pour que ce principe de séparation soit autre chose qu’un vœu pieux, il faut que les pouvoirs constitués ne puissent pas méconnaitre, modifier ou altérer les volontés du pouvoir constituant sans être sanctionnés. Autrement dit, il faut un contrôle des pouvoirs constitués ».

Dans sa théorie, Hans Kelsen justifie ce contrôle par le fait que la loi est une production du droit, et donc l’objet du contrôle de constitutionnalité permet ainsi « de constater la régularité du processus de production du droit, c’est-à-dire de constater un rapport de correspondance d’un degré inférieur à un degré supérieur de l’ordre juridique ».

Lorsque les Cours constitutionnelles européennes, ont accédés au pouvoir du contrôle de constitutionnalité normatif par les juridictions, elle sont par conséquent arrivées à l’âge de la raison, alors que les juridictions constitutionnelles des États du Maghreb n’en étaient qu’à leurs premiers pas vers un État de droit. C’est à la fin des années 80 et au début des années 90 que l’on observe l’émergence, dans les États du Maghreb, de la mise en place des organes de contrôle pour assurer le respect de la constitution. Les différentes réformes constitutionnelles, qui vont se succéder dans ces États, vont ainsi progressivement, substituer le concept de l’application de la primauté de la loi à l’application de la primauté du droit. De cette façon ces États, peuvent être qualifiées d’État de droit

La Création des Conseils constitutionnels dans les États du Maghreb, marque une volonté des pouvoirs publics d’assurer un minimum de garanties au respect de la constitution, et ainsi se conformer par là-même à la tendance générale qui prévaut aujourd’hui et qui fait de la juridiction constitutionnelle, la gardienne de la démocratie et des droits de l’homme.



C’est par la constitution de 1992, que le Maroc a permis la mise en place d’un Conseil constitutionnel qui a été mis en fonction en 1994. Le Conseil constitutionnel remplace la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême (crée par la constitution de 1962), qui n’avait pas de réels pouvoirs de contrôle des lois et encore moins d’un statut indépendant vis-à-vis des autres organes publics. A contrario, le Conseil constitutionnel va affirmer l’existence d’une justice constitutionnelle, notamment par des décisions qu’il rend et dans son rôle de médiateur entre les pouvoirs législatif et exécutif. Il va connaître une évolution à partir de la réforme de 1996, jusqu'à ce qu’il soit remplacé par la future Cour constitutionnelle marocaine, issue de la constitution du 29 juillet 2011.

Or, dans le cas du Conseil constitutionnel tunisien, celui-ci va rencontrer une évolution plus lente que ces voisins, dans l’affirmation en tant qu’organe de contrôle et gardien de la constitution. En effet, le Conseil constitutionnel a été crée par un décret présidentiel de 1987, et ne possédait qu’un statut réglementaire, puis un statut législatif en 1992 et enfin d’un statut constitutionnel en 1995. Le défaut de reconnaissance du statut constitutionnel du Conseil dans l’ordre juridique, réduisait considérablement son champ de compétence, et le limitait seulement à un rôle consultatif.

Parmi les causes de l’élaboration d’une réforme constitutionnelle par les pouvoirs publics, Michel Fromont explique que « ce n’est pas le hasard si la chute des dictatures, tant fascistes que communistes, a entraîné la création ou le renforcement des organes de justice constitutionnelle ». Tel fut le cas pour la Tunisie, qui suite à la chute du dictateur Ben Ali, met en place une nouvelle constitution du 27 janvier 2014, qui prévoit une Cour constitutionnelle, avec un renforcement des règles assurant l’indépendance des juges et des compétences en matière de contrôle de constitutionnalité.

Durant la période des révolutions arabes, le Maroc a également connu des révoltes. À la suite de ces évènements, le Roi Mohammed VI intervient dans un discours du 9 mars 2011, pour annoncer une importante réforme constitutionnelle, afin d’améliorer les institutions. Par conséquent, une commission a été nommée par le Roi, chargée de la rédaction et de l’élaboration d’un projet d’une nouvelle constitution, et qui a été  soumis au peuple marocain par référendum le 1er juillet 2011. Cette réforme constitue une innovation en matière constitutionnelle, notamment dans la mise en place d’une future Cour constitutionnelle qui remplace le Conseil constitutionnel (crée en 1994). Cette nouvelle Cour constitutionnelle se rapproche des règles de composition et des compétences de la Cour constitutionnelle tunisienne, mais avec quelques spécificités choisies par le constituant marocain.

Dans le cas de l’Algérie, ce sont les manifestations violentes d’octobre 1988 et leurs conséquences sur le champ politique, qui ont été le facteur immédiat de la réforme constitutionnelle, qui a débuté en novembre 1988 et qui s’est achevée par l’adoption de la Constitution du 23 février 1989 par un référendum populaire. La constitution  va ainsi renforcer le système de hiérarchie des normes, et les lois sont appelées à mettre en œuvre ces principes constitutionnels protecteurs, sous le pouvoir de censure potentiel du Conseil constitutionnel. L’organe, représentait la grande innovation institutionnelle et avait pour rôle de veiller au respect de la constitution,  et de veiller à la régularité des scrutins nationaux (législatif, présidentiel, référendum).

La problématique qu’il revient de résoudre porte alors sur le fait de savoir si les différentes réformes relatives aux juridictions constitutionnelles, caractérisent une rupture ou une continuité dans ces États du Maghreb ? De plus, répondent-elles à l’exigence d’une justice constitutionnelle conforme à un État de droit ?

L’étude se limite à la zone géographique du « petit Maghreb », c’est-à-dire l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Et ainsi, porter l’analyse sur les réformes constitutionnelles effectuées au sein de ces États, et qui démontrent la volonté d’atteindre un idéal démocratique."

Tiré du livre "Les juridictions constitutionnelles au Maghreb et l'idéal démocratique " d'Irène Bouchama

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