Des morceaux de fonction judiciaire internationale

"« Prisonnière d’un Statut qui, par la technique des élections trop fréquentes, ne pouvait favoriser ni sa cohésion ni la continuité de sa jurisprudence, la Cour internationale a été appelée à exercer ses fonctions dans une conjoncture qui a été marquée, simultanément, par un bouleversement fondamental des situations politiques, idéologiques et technologiques et par une lenteur excessive des techniques de révision du droit international ». La Cour internationale de Justice, principal organe judiciaire de l’organisation des Nations Unies,  est constamment appelée  à opérer des choix dans une matière dans laquelle, à la différence du droit interne, il n’y a guère de législateur. Il s’agit, en effet, de choisir, non seulement la norme à appliquer, mais aussi comment l’interpréter et comment l’appliquer. 
La fonction judiciaire internationale est donc au cœur du présent essai dans une discipline vaste et polychrome comme le droit international, avec toutes les spécificités que la matière impose. Comme souligné par Rosalyn Higgins, le droit international, loin d’être un corps de règles figé, est un processus en constant mouvement qui permet l’adaptation des normes à l’évolution des relations internationales. Le rôle du juge doit alors tenir compte de cette évidence. 
En effet, la Cour « est nécessairement confrontée, lorsqu’elle applique et interprète le droit, à un environnement politique et juridique évolutif qu’elle doit prendre en compte ». Dans une société décentralisée comme la société internationale, « l’interprétation n’apparaît souvent guère comme l’exercice d’une fonction constitutionnelle. C’est dire qu’elle n’est pas nécessairement facteur de droit ; qu’elle n’est pas nécessairement une fonction centrée sur l’application des normes selon les préceptes de l’art juridique ».
Si, en effet, le juge international est toujours un juge, comme en droit interne, l’absence de législateur international et la nécessaire acceptation de la juridiction de la Cour, modifient sensiblement sa fonction. « Le particularisme de l’ordre juridique international nous oblige en effet à appréhender tout le domaine du règlement des différends à travers le prisme du sacro-saint principe de la souveraineté de l’Etat, et donc de ne jamais perdre de vue l’importance du consentement de l’Etat ». Le juge sait pertinemment que les Etats porteront un jugement de valeur sur ses propres jugements et que sa propre fonction et son futur en dépendront. 
Le droit international « reste à l’état fluide et demeure réfractaire à une pénétration de techniques juridiques le poussant vers la régularité de la règle. Il reste fortement fluctuant, marqué du fer rouge par les facteurs et les contingences politiques ». 
C’est ici toute l’originalité de la fonction judiciaire internationale qui se tourne inévitablement vers le monde du non-droit, mais également de la nécessité d’opérer des choix entre des conceptions différentes de juger. 

La fonction de juge varie selon l’ordre juridique dans lequel il agit. 
Si dans les systèmes de Common Law, le juge peut, sans surprendre, créer du droit, les systèmes civilistes ont une approche beaucoup plus critique à l’égard d’une telle attitude dans la fonction judiciaire et craignent le gouvernement des juges. Cette fonction de juger « est nulle, parce que la fonction du juge est de tirer la conclusion d’un syllogisme, dont la loi, qui est la prémisse majeure et le fait la mineure ».
Quid du juge international ? Est-il alors, quant à lui, un juge « engagé » ou un juge serviteur du droit des Etats ? Le juge international adoptera-t-il une méthode audacieuse ou demeurera-t-il davantage prudent dans la conception de sa mission ? La réponse à ces interrogations est indispensable et son ouverture au monde extérieur et au non-droit, à la lumière de ce qui précède, est révélateur à ce sujet. 
Malgré l’œil attentif des Etats derrière ses jugements, sa fonction judiciaire dispose aujourd’hui d’une marge de manœuvre beaucoup plus importante. Si les juges sont, en effet, appelés « à opérer entre ce que chacun qualifie à sa guise de droit international nouveau et de droit international ancien, ou encore, entre l’interprétation statique et l’interprétation dynamique, il est certain que la marge d’erreur est devenue beaucoup plus considérable que par le passé ».
C’est ainsi que certaines décisions seront plus audaces et dynamiques, notamment en matière consultative et souvent plus prudentes en matière contentieuse car subordonnées à l’accord indispensable des Parties, malgré des efforts considérables d’innovation. 
Plusieurs difficultés peuvent donc être rencontrées par le juge international dans l’exercice de sa fonction, notamment liées à la nature de la norme, aux exigences formelles et statutaires, mais aussi aux caractères spécifiques du droit international, souvent trop statique par rapport à une société changeante et en constante évolution. 
L’organisation judiciaire reflète le monde qu’elle régit et « est ainsi à l’image de la société dont elle a pour vocation de régir les rapports – elle lui emprunte et les qualités et les insuffisances ». Dans un « ordre à peine hiérarchisé sans doute, avec une différenciation des normes entre elles beaucoup plus rudimentaire que dans l’ordre interne, et parfois sans différenciation du tout »,  les juges devront alors accomplir des efforts importants en vue d’« harmoniser le droit international avec les exigences de la vie actuelle ». 
Or, la fonction judiciaire est, par définition, liée au droit mais, la constatation d’imprécisions, désuétudes, silences ou lacunes de la norme juridique, qualifiée pour ces raisons de « primitive », souvent s’impose et oblige le juge à y faire face pour éviter un déni de justice, tout en devant se limiter à ne pas franchir les limites qui lui sont imposées pour ne pas être reproché d’agir en législateur international. Le juge devra alors sortir « de son rôle classique de technicien du droit pour participer  activement au maintien de l’intégrité du système ». 
Tout droit oscille en permanence entre la recherche de flexibilité et la généralité typique de ses propres normes. Par conséquent, plus un ordre juridique est évolué, moins il sera ouvert. Au contraire, moins l’ordre juridique sera évolué, plus il sera réceptif à l’action et à l’intromission par des éléments extérieurs. Son ouverture vers l’extérieur de la forteresse juridique est souhaitée et indispensable.
Par sa propre nature, en cela différente du droit interne, de droit ouvert et peu formalisé, le droit international « a toujours été un droit perméable aux facteurs les plus divers ». 
L’observation et l’analyse de la rencontre entre le droit et le monde du non-droit deviennent alors un élément essentiel de notre recherche à partir des étapes du processus décisionnel dans lesquelles la marge de manœuvre du juge est plus importante. Car c’est à ces stades que le droit peut souvent se révéler inadapté, insuffisant ou silencieux et laisser alors s’interposer des ouvertures interprétatives mais nécessaires dans la fonction judiciaire pour éviter le déni de justice ou, plus simplement, pour éclaircir la vision que le juge peut avoir d’une réalité confuse ou complexe. « La Cour doit se contenter de dire le droit, et lorsque dans un domaine particulier celui-ci présente des imperfections on ne saurait s’étonner que celles-ci se reflètent dans la réponse de la Cour à une question donnée » et laissent une possibilité aux juges de prendre en considérations de facteurs divers.
Le rôle des décisions est fondamental dans un ordre juridique si particulier comme l’ordre international, car « en tant que dispositif, fixant des droits et des obligations concrets dans un cas d’espèce, l’arrêt de la Cour ne peut avoir qu’une autorité relative, tant ratione personae que ratione materiae. En tant que motivation, fixant le droit international, l’autorité de l’arrêt peut déborder le cadre des relations inter partes pour s’étendre, lorsque est en cause une règle de droit international général, à l’ensemble de la communauté internationale » et devenir ainsi un « moyen auxiliaire de détermination des règles de droit ». La conception et l’appréhension que le juge a de la réalité et du cas d’espèce sont donc essentielles pour que la motivation soit cohérente, réelle et pragmatique et que, par conséquent, sa décision puisse obtenir aisément l’approbation des Parties. En effet, « le droit se développe en équilibrant une double exigence, l’une d’ordre systématique, l’élaboration d’un ordre juridique cohérent, l’autre pragmatique, la recherche de solutions acceptables parce que conformes à ce qui paraît être juste et raisonnable ». L’éventuelle ouverture des juges vers tout élément extérieur au droit, par conséquent, ne peut qu’avoir une influence sur la fonction judiciaire car elle pourrait faciliter sa flexibilité et sa tendance au pragmatisme.
Il ne faut pas négliger que la science du droit « a mêlé science du droit d’une part, psychologie, sociologie, éthique et théorie politique d’autre part. Et certes, un tel amalgame peut s’expliquer par le fait que le second groupe de sciences se rapporte à des objets qui sont assurément en relation avec le droit ». Le droit est inextricablement lié à d’autres sciences.

Si on examine la structure d’un arrêt international, on remarque qu’après le dispositif, les juges prennent toujours le soin de motiver leur décision, et cela parce que « la rédaction d’une motivation destinée à montrer que la décision n’est pas seulement prise sous le couvert d’une disposition légale mécaniquement réitérée mais est aussi équitable, opportune et socialement utile, ne peut qu’accroître l’autorité et le pouvoir du juge ; il est donc d’autant plus normal et justifié qu’il rende compte par une argumentation appropriée de la manière et de la mesure dont il a usé ».
Le système juridictionnel international permet en outre, comme dans le système de Common Law, d’accompagner le jugement d’opinions individuelles ou dissidentes des juges ayant participé à la prise de décision. Les juges en désaccord avec l’arrêt ou l’une de ses parties peuvent ainsi l’exprimer à travers des opinions écrites annexées à la décision. 
Le rapprochement avec le système de Common Law se retrouve également dans le fait que dans celui-ci, les jugements interprétant la loi de façon novatrice et pouvant par conséquent créer une nouvelle jurisprudence, sont toujours motivés par des explications écrites d’un ou plusieurs juges. Il s’agit des legal opinions qui viennent expliciter les motivations et les principes de droit sur lesquels ils s’appuient. En revanche, dès qu’un jugement ne fait qu’appliquer la loi sans rien apporter de nouveau et sans créer une nouvelle jurisprudence, il sera accompagné d’un memorandum opinion dont la finalité ultime est de préciser la manière dont la loi et la jurisprudence déjà existantes sont appliquées dans le cas d’espèce.
La forme et les modalités des arrêts internationaux semblent s’inspirer de ce système et quoique dans tous les ordres juridiques la motivation d’une décision s’impose, la portée de celle-ci et les explications pouvant s’y joindre varient d’un système à l’autre. Si « motiver un jugement, interne ou international, c’est exposer dans une partie de celui-ci appelée motivation « l’ensemble des motifs à la base de la décision énoncée dans le dispositif » », il s’agira alors d’exprimer les raisons qui justifient une décision, qui sont sous-jacentes au raisonnement tenu par les juges. La présence d’une ouverture d’esprit des juges à ce stade ne peut donc pas passer inaperçue et mérite une attention particulière afin d’en découvrir l’utilité et les raisons d’être. "

Extrait tiré de mon livre sur la fonction judiciaire internationale "Entre droit et non droit dans la jurisprudence internationale", publié par la N.I.Éditions.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

La méthode "des petits pas" de la construction européenne

Le principe de l'utilisation non dommageable du territoire, un principe presque inconnu ou souvent négligé

Sur quoi se fonde le droit international public?