Immunité des Chefs d'État et crimes internationaux: comment se concilient-ils?

Le principe de l’immunité des chefs d’Etat est originellement lié à l’immunité de l’Etat en tant que telle puisque la doctrine et la jurisprudence ont tardé à se départir du principe de personnification de l’Etat par son dirigeant -son “souverain”- ce qui les a conduites à conférer à ce dernier une immunité très large et notamment une immunité de juridiction absolue au nom du principe par in parem non habet imperium. En fait ce principe date du déclin de la féodalité étant donné que durant le Moyen Age les souverains en dehors de leurs limites territoriales ne bénéficiaient d’aucune forme que cela soit d’immunité en raison d’une application stricte du principe de territorialité des lois. Mais avec l’avènement des monarchies absolues nait le concept de l’exterritorialité (attribué à Hugo Grotius) et surtout le principe par in parem non habet imperium qui est le pendant du caractère sacré que l’on accordait alors aux souverains et à leur autorité (c’est l’époque des monarchies de droit divin) : les souverains sont des êtres sacrés qui nécessitent donc un traitement préférentiel et sont de plus égaux entres eux.
Toutefois il s’agit là d’un legs juridique d’ordre coutumier clairement obsolète. Mais, à l’heure actuelle, les sources internationales de l’immunité des chefs d’Etat sont assez peu nombreuses. On peut tout de même citer la Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d'une protection internationale, y compris les agents diplomatiques de 1973 (art. 1 al.1 let. a)1, qui inclue le chef d'État dans sa définition des personnes que l'on doit considérer comme internationalement protégées. Mais seuls le Projet d'articles sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens adopté par la Commission du droit international en 1991 (art. 2 al. 1 let. b et art. 3 al. 2) et la Convention sur les missions spéciales de 1969 adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies (article 21)2 font une référence expresse au statut privilégié dont dispose les chefs d’Etat.
Quoi qu’il en soit, pour l’heure l’immunité trouve sa raison d’être essentiellement dans
la théorie de l’intérêt de la fonction. C’est avant tout dans le but de garantir aux chefs d’Etat le
libre exercice de leurs fonctions que le droit international leur reconnaît une immunité. Cette
dernière ne leur est pas accordée dans leur intérêt personnel mais dans celui de l’Etat qu’ils
dirigent et in extenso dans celui de la communauté internationale dans son ensemble puisque
1 « Aux fins de la présente Convention : l’expression « personne jouissant d’une protection internationale » s’entend : de tout chef d’Etat, y compris chaque membre d’un organe collégial remplissant en vertu de la constitution de l’Etat considéré les fonctions de chef d’Etat [...] »
2 « Art. 2: Statut du chef de l'Etat et des personnalités de rang élevé :
Le chef de l'Etat d'envoi, quand il se trouve à la tête d'une mission spéciale, jouit, dans l'Etat de réception ou dans un Etat tiers, des facilités, privilèges et immunités reconnus par le droit international aux chefs d'Etat en visite officielle. »
Sans le principe d’immunité le bon déroulement des relations internationales seraient probablement compromis. Il s’agit donc avant tout de garantir la prévisibilité et la stabilité des relations internationales.
L’immunité ainsi accordée présente deux aspects. Le premier est une immunité fonctionnelle (ou matérielle) -dite ratione materiae- qui couvre les actes accomplis dans l’exercice des fonctions officielles du chef d’Etat et qui n’est pas limitée temporellement à la durée du mandat de ce dernier. Le second est une immunité personnelle -dite ratione personae- qui existe indépendamment du fait que son bénéficiaire ait agi dans l’exercice de ses fonctions officielles, s’étend donc notamment aux actes accomplis par lui avant d’assumer ces fonctions mais par contre se termine dès lors que l’individu perd son statut de chef d’Etat.
Cette immunité à la fois ratione materiae et ratione personae accorde concrètement aux chefs d’Etat en fonction une immunité de juridiction (qui concerne la compétence juridictionnelle) en matière civile et en matière pénale -dont l’étendue est variable sur une fourchette allant d’absolue à potentiellement contournable selon qu’il s’agit d’actes officiels dans le cadre de la fonction ou d’actes privés- ainsi qu’une immunité d’exécution (qui concerne la compétence d’exécution c'est-à-dire la possibilité d’exercer des mesures de contraintes physiques telles que l’arrestation, la saisie des biens...) que l’on appelle aussi “l’inviolabilité personnelle”. L’étendue de l’immunité du chef d’Etat en fonction est aussi variable selon le lieu où il se trouve (en visite officielle, en visite privée, sur son territoire national, etc.). D’une manière général, lorsqu’un chef d’Etat ne se trouve pas sur le territoire de son Etat, la Convention sur les missions spéciales de 1969 lui accorde une inviolabilité personnelle (dont fait notamment partie le droit à une protection pénale spéciale contre les attentats et les autres atteintes à la personne, art. 29), l’inviolabilité de son lieu de résidence (art. 25), de ses archives et de ses documents (art. 26) y compris sa correspondance officielle (art. 28). Par ailleurs, il bénéficie aussi de l’immunité de juridiction pénale (art. 31 al. 1), de l’immunité civile et administrative pour ce qui a trait aux actes de la fonction (art. 31 al. 2) ainsi que des immunités fiscale et douanière. L’étendue de l’immunité du chef d’Etat lorsqu’il se trouve en son Etat est analogue et bien sûr l’Etat en question est tenu d’accorder le même statut à tous les autres chefs d’Etat qu’ils se trouvent ou non sur son territoire.
Le même régime d’immunité est accordé aux membres de la famille et de la suite d’un chef d’Etat qui se déplaceraient avec lui à l’étranger car c’est une condition sine qua non de la garantie du libre exercice de ses fonctions. On remarque ici qu’avant même de se poser la question du bien fondé de certains aspects de cette immunité internationale des chefs d’Etat, le fait qu’elle leur soit accordée afin de leur garantir le libre exercice de leurs fonctions peut d’ores et déjà permettre de poser des limites à l’étendue de la dite immunité dans la mesure où ces limites ne compromettent pas cet exercice. Ainsi, une première limite a trait à l’immunité civile et administrative des chefs d’Etat concernant les actes privés qui devrait être efficiente uniquement lorsqu’un chef d’Etat encore en fonction se trouve sur le territoire d’un Etat où il fait l’objet d’une procédure judiciaire. Ce qui veut dire que dès lors qu’il ne serait pas sur le sol de la juridiction qui intente une action contre lui à propos d’un acte illicite qu’il aurait commis en tant que personne privée, la dite juridiction ne pourrait se voir opposer l’immunité de juridiction civile et administrative du chef d’Etat accusé. La seconde concerne l’existence du droit à une protection pénale spéciale contre les atteintes à l’honneur qui est un anachronisme potentiellement porteur dans une démocratie moderne d’une atteinte à la liberté d’expression, de manifestation voire à la liberté de la presse. Même si comme tout autre individu les chefs d’Etat sont protégés contre la diffamation et la calomnie, ils ne le sont pas contre la critique aussi dure soit elle et l’immunité ne devrait pas pouvoir être invoquée d’autant plus qu’aucune critique ne saurait remettre en cause le libre exercice des fonctions officielles des chefs d’Etat.
Les immunités ratione materiae et ratione personae ne concernent que les chefs d’Etat encore en exercice. Concernant les anciens chefs d’Etat, leur immunité ratione personae n’a plus de raison d’être puisqu’elle protège le libre exercice de fonctions qu’ils n’assument plus. Par contre, ils peuvent continuer à se prévaloir de leur immunité ratione materiae quant aux actes qu’ils ont accomplis dans l’exercice de leurs fonctions officielles.
On remarque ici qu’a priori, étant donné que cette immunité ratione materiae leur a été conférée dans le strict intérêt de leur Etat, celui-ci peut la lever. Cependant, et pour des raisons plus politiques que juridiques, il s’avère que dans la pratique certains Etats ont tendance à aller dans le sens inverse. Etant donné que le régime d’immunité que l’on vient d’exposer relève du droit international, un Etat ne peut pas accorder une immunité plus étendue à un ancien chef d’Etat. Toutefois, il peut contourner cette impossibilité en accordant à un ancien chef d’Etat une protection particulière quant à des crimes commis alors qu’il était au pouvoir. Il s’agit là de dispositions inopposables vis-à-vis du droit international mais qui peuvent constituer une protection similaire à l’immunité et tout aussi efficace contre des procédures judiciaires conduites dans d’autres Etats.
Pour en revenir à l’immunité ratione materiae des ex-chefs d’Etat, toute la difficulté est de définir la notion d’actes de la fonction en parallèle avec celle d’agissement privé, ce qui permettrait de déterminer si oui ou non il y a immunité de juridiction pénale et civile. En fait un tel travail de définition représente une fenêtre d’opportunité pour limiter les utilisations abusives du principe d’immunité par les chefs d’Etat encore en fonction ou non. En effet le régime d’immunité des chefs d’Etat que l’on vient d’exposer n’est pas absolu. Le droit international considère qu’il y a une absence d’immunité en matière de crimes internationaux. Le Tribunal militaire international de Nuremberg de 1946 le dit ainsi : « Le principe du droit international, qui dans certaines circonstances, protège les représentants d’un Etat, ne peux pas s’appliquer aux actes condamnés comme criminel par le droit international » (cité in La nouvelle lettre de la FIDH n°32 du 14 février 2000) à savoir le crime d’agression, les crimes de guerre, le crime contre l’humanité et le génocide. Donc certains actes commis par certains chefs d’Etat en fonction ou ayant été commis alors qu’ils étaient en fonction pourraient vraisemblablement tenir de cette catégorie des crimes internationaux. Cette catégorie pourrait d’ailleurs elle-même être sujette à élargissement.

La création du Tribunal de Nuremberg marque la naissance de l’absence d’immunité en matière de crimes internationaux. Alors que pendant des siècles a dominé l’idée selon laquelle les dirigeants politiques -et tout particulièrement les chefs d’Etat- étaient couverts par une immunité absolue liée à l’importance de leur fonction et à son caractère politique, les atrocités commises au cours du vingtième siècle et notamment lors des deux guerres mondiales ont conduit à réviser largement la conception de l’immunité des dirigeants politiques et a fortiori celle des chefs d’Etat. Ainsi, le Statut du Tribunal de Nuremberg consacre dans son article 6 « une responsabilité individuelle » vis-à-vis des crimes soumis à sa juridiction et surtout dans son article 7 l’absence d’immunité en matière de crimes internationaux. A la suite du Statut du Tribunal de Nuremberg, on retrouve ce principe d’absence d’immunité dans l’article 6 du Statut du Tribunal de Tokyo ou respectivement dans les articles 7 et 6 des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Toutefois, ces principes ont largement été mis en suspens durant toute la durée de la Guerre froide.
Lorsqu’après cette ellipse ces principes ont pu à nouveau produire leurs effets, la question de leur portée réelle s’est rapidement posée et notamment celle de la compétence des juridictions nationales à se prévaloir du principe de l’absence d’immunité des chefs d’Etat en matière de crimes internationaux dans les procédures conduites devant leurs tribunaux. Cela revient à se poser d’une part la question de la compétence des juridictions nationales à juger des crimes internationaux et d’autre part à savoir si les juridictions nationales sont aptes à déterminer quand est-ce que le principe d’immunité des chefs d’Etat et notamment d’immunité de juridiction en matière pénale s’applique ou non. A priori, étant donné que le principe de l’immunité des chefs d’Etat est une notion de droit international, ce sont les juridictions internationales qui sont les plus compétentes en la matière.
Or, le principe de l’absence d’immunité est accepté de manière incontestée en ce qui concerne les procédures conduites devant des tribunaux pénaux internationaux. La portée de l’article 27 du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale n’est pas remise en question malgré les incertitudes entretenues par ses rapports avec l’article 98 al. 1 (qui pourrait éventuellement permettre aux Etats d’invoquer des accords internationaux pour ne pas remettre à la CPI un individu sur qui porterait un mandat d’arrêt en l’absence du consentement de l’Etat dont il relève) et les problèmes rencontrés dans certains Etats parties en raison de sa contradiction avec des dispositions de droit interne. Finalement, c’est la Cour Internationale de Justice (CIJ) qui tranche la question de l’applicabilité du principe de l’absence d’immunité aux procédures conduites devant des juridictions nationales à travers un arrêt du 14 février 2002 relatif à l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000. Par cet arrêt, la CIJ juge que l’émission et la diffusion d’un mandat d’arrêt contre un ministre des affaires étrangères en fonction (et par extension contre les chefs d’Etat) viole l’immunité pénale et l’inviolabilité de celui-ci ce qui revient à dire que l’immunité d’un chef d’Etat en fonction interdit de manière générale aux autorités d’autres Etats d’adopter des mesures coercitives à son encontre. Toutefois, cet arrêt ne semble pas remettre en question la licéité vis-à-vis du droit international de tout acte -même de nature pénal- engagé à l’encontre d’un chef d’Etat étranger tant que le dit acte ne perturbe pas l’exercice des fonctions de ce dernier. Cet arrêt ne remet pas non plus en question la fin de l’immunité ratione personae d’un ancien chef d’Etat ni ne ferme la porte à l’établissement d’un mandat d’arrêt à la fin du mandat du dirigeant.
Il n’en n’est pas moins que cet arrêt semble aller vers un recul juridique en établissant un renforcement de la conception absolue de l’immunité des chefs d’Etat en fonction. Or, on peut considérer qu’une telle conception de l’immunité s’accorde mal avec la volonté de protéger les droits de l’homme. C’est notamment la position de la FIDH qui considère qu’un chef d’Etat -même s’il est en fonction- ne peut bénéficier de l’immunité de juridiction et même d’exécution que « pour les actes rentrant dans l’exercice normal de ses fonctions » (in La Nouvelle Lettre de le FIDH n° 32) et que les violations graves ou systématiques des droits de l’homme ne sauraient être considérées comme le cadre normal des fonctions officielles d’un chef d’Etat à moins de vouloir nier l’effectivité des conventions internationales de défense des droits de l’Homme. En outre une telle définition du cadre “normal” d’exercice des fonctions de chef d’Etat revient à nier le fondement même de l’octroi de l’immunité : celle-ci n’est accordée aux chefs d’Etat qu’en vertu de la mission qu’ils accomplissent au service de l’Etat et de la population qu’ils gouvernent or de tels actes vont très clairement contre l’intérêt et de l’Etat et de ses administrés. Ce paradoxe est particulièrement sensible concernant les délits patrimoniaux. De plus, on peut penser que le fait d’assurer une impunité absolue aux chefs d’Etat en activité mais pas à ceux qui ne le sont plus ne serait qu’une manière de pousser les despotes à se maintenir au pouvoir par tous les moyens afin de continuer à pouvoir légalement se soustraire à la justice internationale par le biais de l’immunité. Il vaudrait peut-être donc mieux harmoniser vers moins d’immunité pour tous les chefs d’Etat, en activité ou non. Enfin, on peut considérer que le principe d’absence d’immunité des chefs d’Etat en matière de crimes internationaux existe de manière générale en droit international et que ce n’est pas parce que les juridictions internationales en sont le meilleur lieu d’application que les juridictions nationales ne peuvent s’en prévaloir.

C'est dans ce cadre qui s'insère  la décision du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, qui a reconnu coupable l'ancien chef militaire des Serbes de Bosnie Ratko Mladic de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, mercredi 22 novembre, et l'a condamné à la perpétuité.  A 74 ans, le "boucher des Balkans" était poursuivi notamment pour son rôle dans le massacre de 7 000 hommes et garçons musulmans en juillet 1995, à Srebrenica (Bosnie).

Le tribunal a rendu son verdict plus de vingt ans après une guerre qui a fait plus de 100 000 morts et 2,2 millions de déplacés. Certainement, l'ancien militaire fera appel du verdict car il n'a jamais reconnu sa culpabilité et il accuse les juges de mentir.


Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, créé en 1993 pour juger les personnes présumées responsables de crimes de guerre durant les conflits des Balkans, connaît avec cette décision, "l'un des jugements les plus importants de (son) histoire", a déclaré le procureur Serge Brammertz. Le tribunal fermera définitivement ses portes le 31 décembre.







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