Questions autour du Jus cogens

La question des normes impératives est l'une des premiers aspects étudiés par le droit international et l'un des fondamentaux.

Elle doit être rattachée à la question des conditions de validité d’un traité. La position traditionnelle du problème est, en effet, la suivante : la validité d’un traité dépend-t-elle de la licéité de son objet ?

Les théoriciens de l’école moderne du droit naturel estimaient déjà qu’il existe des règles fondamentales auxquelles les États ne sauraient déroger. G. Scelle quant à lui propose d’établir une hiérarchie des normes coutumières en distinguant, au sein du droit coutumier, les normes impératives (jus cogens) et les normes modifiables par une convention ultérieure. Ce domaine de supra légalité, qu’il qualifie de « droit commun international », regroupe des normes garantissant les libertés individuelles et la liberté collective.

Cependant, le jus cogens est restée une notion abstraite jusqu’à sa consécration par la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969.

Le jus cogens est aujourd’hui défini par la convention de Vienne de 1969 dans son article 53 comme « une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère ».
A travers cette définition la Convention de Vienne introduit une hiérarchie des normes internationales.
Dès lors il s’opère une distinction entre les normes internationales impératives, sorte de super-normes, (jus cogens), c'est-à-dire auxquelles il est impossible de déroger, et les autres normes internationales qui demeurent cependant obligatoires.
La convention de Vienne ajoute encore dans son article 64 que « si une nouvelle norme impérative du Droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin ».
La notion de jus cogens bien qu’existant déjà dans les faits à été reprise par la commission de Droit international qui a proposé de sanctionner par la nullité les traités conclus en violation de ces normes impératives.
Le travail de la Commission du Droit international a été accueilli et accepté par la majorité des membres de la conférence de Vienne (qui a donné naissance à la convention de Vienne de 1969).
Il faut cependant noter que jusqu’à maintenant la France n’a pas ratifié la convention de Vienne à cause des ses réserves quant à la notion de jus cogens notamment au sujet de la détermination des normes impératives (article 66 de la CDV).
La notion de jus cogens se rapproche étroitement de la notion de droit naturel….

Au fil de sa jurisprudence la Cour Internationale de Justice va faire référence au jus cogens sans jamais le sanctionner.

En effet elle s’est prononcée pour la première fois sur la notion dans un avis consultatif du 28 mai 1951concernant les réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en affirmant l’existence de principes de morale élémentaire obligeant les états en dehors de tout lien conventionnel.
Dans sa décision du 5 Février 1970 au sujet de l’affaire « Barcelona Traction » dans un obiter dictum la C.I.J affirme qu’ « une distinction doit être établie entre les obligations des états envers la communauté internationale dans son ensemble » (jus cogens) « et celles qui naissent vis-à-vis d’un autre état dans le cadre de la protection diplomatique ». A aucun moment elle ne va mentionner l’expression de « jus cogens » mais elle se fait comprendre notamment en utilisant le terme « d’obligations erga omnes » c'est-à-dire, d’obligations à l’égard de tous.

La C.I.J se prononcera encore dans une ordonnance du 15 Décembre 1979 en déclarant qu’
aucun état n’a l’obligation d’entretenir des relations diplomatiques ou consulaires avec un autre mais il ne saurait manquer de reconnaître les obligations impératives qu’elles comportent et qui sont maintenant codifiées dans les conventions de Vienne de 1961 et 1963 ».

En 1986, dans l’affaire des activités militaires et paramilitaires la cour souligne que le principe de non-emploi de la force relève du jus cogens.

Dix ans plus tard, en 1996 la cour esquive l’expression en se référant au « caractère intransgressible » de certaines obligations.

On peut dire que malgré une affirmation ferme dans les textes le jus cogens n’a fait l’objet que de références discrètes (bien qu’explicites) dans la jurisprudence de la C.I.J. Il n’en est pas de même pour les tribunaux arbitraux et pénaux internationaux qui ont souvent apporté des précisions sur la définition et les effets du jus cogens.

Dans l’affaire de la délimitation de la frontière maritime Guinée-Bissau/Sénégal, le Tribunal arbitral a estimé que du point de vue du droit des traités, le jus cogens est simplement la caractéristique propre à certaines normes juridiques de ne pas être susceptibles de dérogation par voie conventionnelle » (sentence du 31 juillet 1989).

Pour sa part, dans son avis n°1 en date du 29 novembre 1991 la Commission d’arbitrage de la conférence européenne pour la paix en Yougoslavie a insisté sur le fait que les états issus de la dissolution de la R.F.S.Y devaient régler par voie d’accord les modalités de la succession d’états, les normes impératives du droit international général (…) s’imposent à toutes les parties prenantes à la succession.

Dans un autre de ses avis (avis n°10) du 4 juillet 1992, elle relève que la reconnaissance d’états est un acte discrétionnaire « sous la seule réserve du respect dû aux normes impératives du D.I général ».

Les tribunaux pénaux internationaux établis par le Conseil de sécurité et les juridictions relatives à la protection des droits de l’homme (notamment la CEDH) vont contribuer à la consécration d’une nouvelle norme de jus cogens : la prohibition de la torture.

Tout d’abord, le tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie en 1998 dans l’affaire Furundzija déclare que l’interdiction de la torture est une obligation erga omnes et une norme du jus cogens. Le comité des droits de l’homme des Nations Unies par la suite, dans une observation générale sur l’article 4 du pacte relatif aux droits civils et politiques adopté le 24 juillet 2001, opère un lien entre indérogeabilité et jus cogens. Enfin dans l’affaire « Al-Adsani » du 21 Novembre 2001 la Cour Européenne des droits de l’homme confirme l’interdiction de la torture en tant que norme du jus cogens et en expose les conséquences sur les immunités dont bénéficient les Etats devant les tribunaux internes.

Les problèmes soulevés par la notion de jus cogens : lacunes et critiques

Le dispositif imaginé par la Convention de Vienne souffre de carences pratiques et de déficiences théoriques qui rendent l’application du jus cogens problématique malgré les précisions apportées par la jurisprudence.

Formation et détermination des normes
Imprécision du jus cogens : la définition de l’art. 53 a été très critiquée pour son caractère tautologique et flou. De plus, il n’existe pas de texte énumératif exhaustif des normes de DIP ayant un caractère impératif. La Convention a consacré une notion sans préciser son contenu, ni même un cadre d’extension de son champ d’application. La CDI a laissé en pratique aux États et aux tribunaux internationaux le soin de dégager progressivement le jus cogens. Cela ne va-t-il pas à l’encontre du principe de sécurité juridique qui exige que les sujets de droit connaissent à l’avance le régime des règles auxquelles ils sont soumis et puissent prévoir les conséquences de leurs actes dans le domaine juridique ?
Élaboration du jus cogens : la Convention n’institue nulle part de procédure spécifique d’élaboration des normes impératives. Comment dès lors une règle de jus cogens peut-elle être dissociée des normes non impératives ? Le jus cogens serait-il introuvable ? Il semble que l’on soit confronté à l’unique critère matériel de leur reconnaissance et de leur application.
Le procédé de reconnaissance du jus cogens : la notion de « communauté des États dans son ensemble » est ambiguë. Les travaux préparatoires de la CDI montrent que l’unanimité n’est pas requise mais l’art. 53 ne prévoit pas le nombre ou la qualité des États qui doivent accepter la norme. On peut considérer semble-t-il que ce nombre doit être très grand et inclure tous les groupes d’États, sans que le refus persistant d’un État de reconnaître une norme comme impérative empêche son opposabilité à l’État objectant.

Les limites de l’application des normes impératives
Les États ont la possibilité de refuser le jus cogens. C’est le cas de la France qui n’a pas ratifié la Convention de Vienne de 1969 car elle refuse d’être liée par une notion aussi confuse que celle de jus cogens.
La possibilité de saisine unilatérale de la CIJ en cas de différend sur l’application des art. 53 et 64, prévue par l’art. 66, a fait l’objet de nombreuses réserves des États parties. Le mécanisme mis en place par la Convention ne pourrait s’appliquer entre ces États. Il en résulte que l’on reste dans le jeu habituel des relations juridiques interétatiques : les États demeurent maîtres de la qualification des normes impératives, donc à la fois auteurs et sujets de la norme impérative. Ceci n’est-il pas en contradiction avec le caractère même de norme impérative, qui devrait par essence s’appliquer à tous les membres de la communauté internationale sans exception ?
Du point de vue du régime de la responsabilité, les résultats de la CDI sont assez maigres : les obligations de l’État responsable sont absentes, au risque d’affaiblir le jus cogens si on ne tire par de conséquences particulières de la violation de normes réputées supérieures en droit. Plus généralement, la dualité normative entre normes simplement obligatoires et normes impératives devrait logiquement déboucher sur une différenciation du régime juridique des conséquences de leurs violations. Or, l’ordre juridique international actuel, toujours très attaché aux privilèges de souveraineté des États, ne permet pas cette innovation. Que signifie la consécration d’un droit impératif dont la condition juridique ne se distingue pas des autres normes et n’est donc pas réellement impératif ? Il existe un déséquilibre entre l’avancée normative ambitieuse qu’est l’affirmation du jus cogens, et la configuration actuelle du système international. C’est la principale critique des adversaires du jus cogens : il serait incompatible avec le droit international positif actuel.
Enfin, dans une société à structure primitive comme la société des États souverains, les détracteurs du jus cogens estiment que cette notion soulève deux problèmes majeurs :
- le jus cogens n’est-il pas une résurgence du droit naturel, avec son subjectivisme ?
- n’est-ce pas une incitation à la proclamation unilatérale de la nullité des traités pour cause difficilement contrôlable de violation d’une hypothétique norme impérative ? Le jus cogens risquerait de masquer des motifs plus prosaïquement politiques. Une utilisation abusive du jus cogens comporte donc un risque de déstabilisation des traités. Dans la pratique toutefois, cette crainte ne s’est pas révélée fondée en raison notamment de la vigilance des tribunaux internationaux.

Malgré les entraves actuelles à leur application, et les interrogations légitimes sur leur bien fondé, la reconnaissance des normes impératives de droit international constitue un événement juridique important dans la perspective d’un développement progressif du droit international. La primauté absolue de certaines normes se trouve en effet affirmée : le jus cogens rejoint dans cette catégorie de normes supérieures la Charte des Nations Unies de 1945, dont l’article 103 précise la supériorité sur tous les accords internationaux. Le développement des normes impératives de droit international marque donc une première ébauche de hiérarchie normative dans la sphère du DIP. Le droit international ne se réduit plus au seul droit international interétatique, même si celui-ci prévaut encore largement. Le jus cogens s’inscrit ainsi en rupture avec les fondements volontaristes du DIP classique : il marque une étape importante dans la mutation des principes du DIP.

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