Au Vietnam, un conflit idéologique stratégiquement pensé mais échappé au contrôle


Les jeunes de ma génération (années 80) ont été très peu confrontés à la guerre du Vietnam. S'étant conclue en début années 70, elle était trop récente pour pouvoir être intégrée dans les programmes d'histoires des écoles. De ce fait, une espèce de trou historique nous agace. On sent la lacune dans notre formation. J'en ai discuté à maintes reprises avec des collègues et des amis de mon âge. De ce fait, chaque fois qu'on mentionnait cette guerre, il était très difficile pour moi de comprendre réellement la portée du discours. D'où mon intérêt s'est récemment tourné vers ce pays, d'abord d'un point de vue économique et juridique, de par mon travail de consultante dans la sphère des relations internationales; ensuite du point de vue historique. J'ai ainsi commencé à lire et à me renseigner sur cette fameuse guerre qui m'était si largement inconnue, pour pouvoir combler la lacune et mieux comprendre la géopolitique actuelle du Vietnam. 

Ainsi, l'article que je vous propose est une lecture critique de cette guerre, du seul point de vue de la stratégie utilisée pour répondre à une stratégie géopolitique plus générale, mise en place dans les relations internationales les plus récentes. 


Le cas de la guerre du Vietnam a été analysé par nombreux historiens et auteurs, mais toute mon attention a été retenue par l'ouvrage de James William Gibson (Gibson, 1986). Dans son ouvrage, l'auteur commence par souligner l'importance des coûts humains et politiques du conflit. Outres les blessés et les morts américains et vietnamiens, il évoque aussi l'instabilité générée par la guerre au Cambodge et la problématique de l'agent orange (un défoliant responsable de nombreuses maladies parmi les militaires et les populations civiles). Partant de ce constat général, il cherche à comprendre comment, par quels processus, la guerre s'est imposée et a duré plus d'une dizaine d'années. Selon lui, ce phénomène s'explique en larges mesures par l'existence d'un « régime de savoir » (terme qu'il emprunte au philosophe Michel Foucault) stratégique. 

Élaboré par le secrétaire à la Défense Robert McNamara et ses « war managers », ce régime serait au cœur d’une vision scientifique de l'activité militaire. Selon cette vision, il est légitime d'analyser la guerre de manière rationnelle et déshumanisée, à partir d'une «position d'observateur externe. Par ce biais, ce régime parvient à produire des représentations réifiées de l'Autre (en d'autres termes, l'Autre perçu comme un rouage plus que comme un être racialement différent). Il souligne enfin la grande stabilité de ce régime. L'échec américain en Asie du Sud-Est ne lui est pas attribué. 

La majorité des critiques de la guerre pensent que la raison pour laquelle le conflit se solde par une défaite pour les États-Unis est que la machine de guerre a été bridée par un manque de volonté politique. L'échec vietnamien ne serait donc pas dû au régime de savoir stratégique en vigueur mais au fait que l'on aurait empêché son plein épanouissement. Ou, pour le dire encore autrement, la majorité des critiques de l'après-conflit évoquent un échec « conjoncturel » mais qui ne remettrait pas en cause le bien-fondé du régime stratégique. 

James W. Gibson s'insurge clairement contre cette idée. Selon lui, il ne faut pas chercher les erreurs politiques, stratégiques ou techniques ponctuelles de la guerre. En lieu et place, il faut remettre en question le régime stratégique dans son intégralité.

On commencera donc par analyser le contexte asiatique dans laquelle opérera le régime de savoir stratégique. 

Le Sud-Est asiatique est colonisé par la France (sous la forme d'un protectorat) dès le XIXe siècle. Il s'agit d'un vaste territoire composé du Tonkin au nord, de l'Annam au centre, de la Cochinchine au Sud ainsi que du Laos et du Cambodge plus à l'est. L'ensemble forme l'Indochine. L'économie de cette zone est soumise à celle de la métropole. Les populations locales produisent du thé, du riz, du caoutchouc et de l'opium. Les taxes levées sur ce dernier produit rapportent beaucoup. L'exploitation de ces produits est assurée par une classe de travailleurs dénués de droit de propriété. Des tensions se font jour en 1914. Les Indochinois s'inspirent des révoltes irlandaises conte les Britanniques. Le syndicalisme transnational socialiste contribue également à la prise de conscience locale. Toutefois, cette contestation disparaît lors de la Première Guerre mondiale. De nombreux travailleurs indochinois (entre 50 et 100.000) sont même intégrés dans des brigades de travailleurs œuvrant en France pour compenser la main d'œuvre française envoyée sur le front. Les Socialistes français ne s'opposent pas au maintien de la colonie indochinoise mais ils désirent la conservation d’une colonie gérée de manière plus équitable pour les populations locales. 

La Seconde Guerre mondiale contribuera à réduire la légitimité accordée à la puissance coloniale. Les territoires indochinois passent sous la coupe du régime de Vichy qui ne s'oppose pas à l'invasion japonaise. Les colons français conservent leurs droits de propriété mais sont contraints de vendre leurs productions à l'occupant. 

Lorsque les Japonais sentent le vent tourner pour eux, ils durcissent leur politique à l'égard des militaires et policiers français qui sont capturés. De facto, l'affaiblissement de l'appareil de sécurité français renforce les nationalistes vietnamiens. On n'assiste cependant pas à une alliance entre les Japonais et les nationalistes. Hô Chi Minh veut d'abord se débarrasser des Nippons. Ce n'est qu'à la fin de la guerre que le camp nationaliste reprend sa lutte contre les colons. Toutefois, leurs revendications restent modérées; ils demandent une transition progressive vers l'indépendance. La réaction vietnamienne est, il est vrai, également motivé par la crainte des Chinois. Le maintien d’une présence française doit les protéger des Chinois (à l'époque, des Chinois envahissent le Nord de l'Indochine qu'ils pillent). Le gouvernement français ne le voit pas de cet œil. Il désire conserver le territoire indochinois. Dès lors, il étiquette le mouvement indépendantiste comme communiste (ce qu'il n'est pas véritablement à l'époque) et tait l'action de résistance des nationalistes face à l'occupant japonais. 

Par ailleurs, le moment est propice pour gagner la collaboration des USA qui commencent la guerre contre les communistes coréens. 

L'action militaire française avait pourtant mal commencé. 

Cette guerre n'est pas une guerre classique ni même un conflit politique traditionnel. Elle est avant tout une guerre sociale ou de classes, opposant des démunis à des nantis. Toutefois, pour la puissance coloniale, les choses ne sont pas conçues de cette manière. L'ennemi désigné est appréhendé comme un ennemi classique à détruire militairement. Les militaires français étrennent d'ailleurs une « guerre technologique » contre leur adversaire. Leur réflexe stratégique consiste premièrement à surveiller le territoire grâce à un réseau des fortins dispersés. En termes militaires, les résultats sont décevants. Le général Navarre modifie cette stratégie et opte pour la mise sur pied de « bases hérissons ». Cette deuxième stratégie consiste à rassembler des forces importantes dans de grandes bases, à développer des puissants groupes mobiles et préparer une réserve de parachutistes (organisées avec le soutien matériel des États-Unis). L'objectif est de développer une machine de guerre mobile capable de pourchasser et détruire, par la puissance de feu, l'ennemi. Ces choix s'avéreront également mauvais. Les troupes françaises se font décimées dans des embuscades. 

En réaction, en 1953, il est décidé de développer un nouveau plan dont le cœur sera situé à Dien Bien Phu. Cette base fortifiée doit servir à attirer un maximum de troupes ennemies et, une fois celles-ci rassemblées, à les détruire. Dien Bien Phu ne jouera pas le rôle attendu. Ce ne seront pas les combattants vietnamiens mais les soldats français qui seront finalement piégés. On ne s'attendait pas à une telle victoire vietnamienne. Par ailleurs, le bilan est désastreux. Français mais aussi Algériens, Marocains, Sénégalais, Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens ayant combattu pour le compte de la France tout au long de la guerre. 

Des négociations internationales s'ensuivent et débouchent sur l'indépendance pour la région. C'est ainsi que deux Vietnam sont créés : le République Démocratique du Vietnam au Nord et la République du Vietnam, dirigée par l'empereur Bao Daï.

A partir de 1954, les États-Unis prennent le relais de la France au Vietnam. Rapidement, Washington décide de soutenir un coup qui mène un bourgeois catholique, Ngo Dinh Diem, à la tête de l’État (1955). C'est l'homme des États-Unis face à l'empereur Bao Daï qui était jusque-là soutenu par la France. Le remplacement est organisé par Edward Lansdale (un membre de l'Office of Strategic Services lors de la Seconde Guerre mondiale et ensuite passé à la Central Intelligence Agency) comme un véritable exercice d'ingénierie politique. Capitalisant sur des rumeurs selon laquelle les communistes étaient sur le point de bloquer l'accès aux Églises, les Américains contribuent au déplacement de milliers de Catholiques à travers le pays et les implantent dans des zones où ils peuvent contrebalancer le vote Bouddhiste. Il s'agit d'un élément qui contribuera à la « victoire » de Ngo Dinh Diem. 

Le nouveau chef d’État mène néanmoins une politique socialement désastreuse. Il donne des terres aux déplacés en contrepartie de leur loyauté. Ce faisant, Diem détricote la redistribution des terres qui avait été initiées par le Vietminh et une nouvelle catégorie de grands propriétaires terriens voit le jour. L'ensemble se fait au détriment des masses de paysans. Cette transition est accompagnée par le renforcement d'un pouvoir dictatorial, une militarisation de l'appareil de sécurité et d'une réduction de l'autonomie des communautés locales. 

C'est dans ce contexte que des troubles qualifiés d'insurrectionnels se développent. Ces réactions ne sont cependant pas le fait des communistes. Ces derniers mettent du temps à organiser et à canaliser la contestation ainsi qu'à l'intégrer dans un cadre idéologique (le Front de Libération National apparaît en 1960).

A la même époque, l'appareil de sécurité des États-Unis se réarticule de façon importante. L'option nucléaire n'est pas suffisante pour assurer la sécurité des Etats-Unis. Il est important, pour les États-Unis de se doter d'une capacité à mener des guerres dites limitées et des opérations contre-insurrectionnelles. La coopération entre le Département d’État, la CIA, l'AID (en charge de l'aide au développement) et les Special Forces est mise en évidence. Le président Kennedy, nouvellement élu, est socialisé à la nouvelle vulgate stratégique. Point d'orgue de la conversion politique à cette évolution ; une visite présidentielle dans la base des forces spéciales. Un véritable spectacle médiatique est organisé à cette occasion: batailles simulées, faux débarquement à partir d'une maquette de sous-marin, largage de millions de tracts de propagande, etc. C'est également à cette période que sont créés les commandos SEAL (Sea, Air, Land) de l'US Navy. 

 Deux éléments peuvent être dégagés de ces vicissitudes. Tout d'abord, une représentation quantifiée du monde et de son fonctionnement, ce que l'on retrouve aussi dans la pensée stratégique. Ensuite, une vision du développement économique conçue comme un outil de lutte contre le communisme. 
L'objectif du développement, dans cette approche, c'est la généralisation du système capitaliste-libéral à l'anglo-saxonne. En fait, on assiste à l'époque à une sorte d'alliance entre sciences sociales et forces spéciales. C'est cette alliance qui conditionnera la forme que prendra l'engagement américain au Vietnam au début des années 1960, avec l'envoi de conseillers (« advisors ») toujours plus nombreux et dont une large part est issue des forces spéciales. Leur action s'articule autour de deux grands programmes : les hameaux stratégiques et la constitution de milices locales. Les hameaux stratégiques sont une tentative de contrôler les populations rurales en les rassemblant dans des villages fortifiés et placés sous le contrôle des militaires. Le déplacement des populations vers ces hameaux n'est pas sans conséquences humaines graves. Les paysans ne sont plus à même de poursuivre leur travail dans les champs librement. Par ailleurs, leur déplacement à également un impact culturel important. En effet, pour beaucoup des paysans, il existe un attachement sacré à la terre. En dépit de ces problèmes, le programme de rassemblement stratégique est présenté comme la panacée. A l'époque de sa mise en œuvre, on envisage la construction de 16.000 hameaux en 14 mois (les autorités locales et les Américains n'arriveront cependant pas à en produire autant). Ajoutons que l'objectif complémentaire de cette politique de rassemblement forcé est de transformer le territoire rural en « free fire zones » dans lesquelles il est possible d'utiliser la puissance de feu sans restriction. Le développement des milices (surtout dans les zones montagneuses) n'est pas non plus couronné de succès. Ces milices sont souvent composées d'individus hostiles à l'autorité sud-vietnamienne centrale. Ils arrivent régulièrement que les miliciens de se révoltent, voire assassinent les officiers vietnamiens qui les encadrent.

Vers 1964-1965, face aux résultats pour le moins mitigés des premières mesures, les Américains s'investissent plus directement dans le conflit. Cet engagement passe par la mise en œuvre d'un coup d’État contre Ngo Dinh Diem, maintenant considéré comme trop impopulaire. Auprès de l'opinion américaine, l'approfondissement de l'engagement est justifié par une manipulation. La marine militaire américaine excite la marine nord- vietnamienne dans ses eaux territoriales jusqu'à provoquer une réaction des navires communistes (affaire du golfe du Tonkin). Le prétexte politique à l'escalade est donc trouvé. Dès lors, les effectifs américains augmentent rapidement. La nouvelle stratégie adoptée est beaucoup plus agressive. Elle repose d'abord sur des campagnes de bombardements massifs. Les stratèges américains conçoivent celles-ci comme un mode de communication à destination de leur adversaire (on parle de « bomb-o-gram »). Les bombardements sont censés envoyer un message de résolution qui doit amener l'ennemi à se montrer plus conciliant, à modifier son comportement (ce que, sur le plan diplomatique, l'ennemi ne fera jamais). 

Notons que ces campagnes sont pensées comme si elles visaient à détruire un État hautement industrialisé. Pour le dire autrement, les États-Unis projettent leur propre image sur les Nord-vietnamiens. En fait, dans les grandes lignes, les Américains transposent des conceptions rationnelles élaborées dans le contexte de la pensée stratégique nucléaire à la guerre menée dans le Sud-Est asiatique. 

Parallèlement à cette politique de bombardements aériens, on met en place une stratégie visant à détruire l'ennemi sans occuper le territoire de manière permanente. La finalité est de concentrer les forces dans de grandes bases au sein desquelles les militaires disposent de capacités de projection (entre autres grâce à leurs hélicoptères). Les troupes sont donc en mesure de parvenir rapidement sur un lieu où sont repérées des forces ennemies et mener leurs opérations dites « search and destroy ». 

De facto, ce type de guerre se veut économique en termes de vies humaines américaines (les soldats passent moins de temps sur le terrain) mais onéreuse sur le plan technologique. Dans les faits, cette stratégie a un coût pour les militaires. Pour repérer l'ennemi qui se dissimule dans la jungle, des patrouilles jouent le rôle de la « chèvre au piquet ». Dès qu'elles sont attaquées, les hélicoptères se ruent sur l'adversaire et un soutien aérien et d'artillerie massif est appelé en renfort. Les opérations restent néanmoins très dangereuses pour les militaires qui patrouillent à la recherche de l'ennemi. Pour mener à bien cette stratégie, les militaires quantifient leurs résultats opérationnels. Ils développent par exemple le «bodycount», une procédure de décompte des victimes ennemies. Un système de points est également créé pour évaluer les dégâts matériels. Des scores sont attribués pour le sel, le riz, les munitions, les radios, etc. saisis (a contrario, des blessés ou des morts parmi les troupes américaines entraînent la perte de points pour l'unité concernée). Cette procédure vise à étudier la « productivité » des unités et de leurs officiers (ceux qui font le plus de dégâts pouvant être récompensés par des promotions). En fait, tout est calculé lors du conflit : le nombre de patrouilles, les sorties des hélicoptères, la logistique, les blessés, etc. Cette tentative généralisée de chiffrer donne le sentiment que la guerre est totalement rationnelle et sous contrôle (ce qui donne aussi un air de légalité à la guerre).

Assez rapidement pourtant, les « war managers » perdent le contrôle de la machine de guerre mise en place. Qu'est-ce qui explique ce phénomène ? 

Tout d'abord, le fait que les officiers sont placés dans une situation d'émulation qui les encourage à prendre des risques. Les officiers sont donc prêts à pousser leurs unités à se comporter de façon agressive pour prouver leur capacité de «leadership» au combat. Nombreux sont les « draftees », conscrits, qui se plaignent de ce phénomène. De fait, le nombre de conscrits qui meurent est comparativement beaucoup plus élevé que celui des officiers engagés-volontaires. Avec le temps, les hommes du rang apprennent à simuler les combats. Certains soldats tirent et lancent des grenades pour avertir l'ennemi de leur présence et provoquer l'évitement. Régulièrement, le trop grand zèle des officiers se retourne contre eux lors de quasi-mutinerie. La tête de certains de ces officiers est parfois même mise à prix. 
Pour éviter de combattre, beaucoup de militaires pratiquent également l'automutilation. Enfin, certains fuient « artificiellement » le combat en consommant des drogues. 

La pression qui résulte de la compétition entre les officiers combinés aux contestations des soldats favorisent finalement le recours aux fausses déclarations dans le but de sauver la face. Les officiers commencent à inventer des attaques, à appeler inutilement à des tirs d'artillerie pour donner corps à ces attaques illusoires, ou encore à inférer la mort d'ennemis là où seuls des traces discutables existent. Les hommes de troupe ne sont pas non plus en reste en la matière. 

Il faut également dire que l'un des problèmes des militaires américains consiste à trouver l'ennemi. Les soldats recourent alors à des méthodes « divinatoires ». Si tel individu porte des traces de sac (preuve qu'il porte du matériel de guerre ...) ou s'il a les yeux cernés (preuve qu'il combattrait la nuit ...), on en infère que c'est un ennemi. Les personnes qui courent face aux soldats américains sont parfois aussi considérées comme ennemies (elles doivent avoir quelque chose à se reprocher). A partir de 1969, le général Westmoreland indique que, dans certaines zones qualifiées de « free fire zone » et sélectionnées de manière plus ou moins arbitraire, il n'y pas de victimes civiles. Toute personne abattue dans cette zone est ipso facto comptée comme un combattant ennemi.

Parfois, des tracts sont lancés sur certaines zones afin de prévenir les habitants du danger. Toutefois, ce largage n'est pas toujours renouvelé avant chaque opération.

En définitive, certains militaires américains en viennent à considérer que, « si c'est mort et que c'est vietnamien, c'est qu'il s'agit d'un Viet- Cong ». 
Ajoutons que la torture est également utilisée pour encourager des confessions et « produire » des ennemis. De fil en aiguille, la duplicité par rapport aux calculs de mortalité de l'ennemi se généralise dans l'ensemble de l'appareil de commandement (« si c'est écrit, c'est que c'est vrai... »). Des rapports corroborant des rapports qui corroborent d'autres rapports finissent par donner un semblant de véracité aux effets supposés de la machine de guerre. De plus en plus, le nombre de victimes ennemies recensées correspond, comme par magie, aux objectifs chiffrés des décideurs politiques. Ce phénomène de « double réalité » s'exprime par des changements de vocabulaire chez les militaires dans le but de donner une meilleure image du conflit : « harassment and interdiction » devient «intelligence target»; «free fire zone» devient «specified strike zone»; «operation masher » devient « operation white wing ». 

L'attitude ethnocentrique de la machine de guerre américaine se retrouve ensuite dans la façon dont elle gère les conséquences de la guerre sur les populations civiles. Les opérations extrêmement brutales (bombardements massifs, destructions de villages, destruction de l'environnement avec des défoliants) menées en zones rurales forcent les populations dans des hameaux stratégiques mais aussi en direction des villes. 
Ce phénomène est intégré dans une réflexion plus globale sur la « pacification », la « nation-building» et la « modernisation de la société ». On veut transformer de force la société vietnamienne en une société de consommation urbanisée. 

Humainement, les conséquences sont désastreuses. Les conditions de vie dans les camps sont très dures. La saleté y règne. Les camps ressemblent en fait à des prisons. 

En sus des questions directement liées au combat, il faut également prendre en considération les déstabilisants «mécanismes économiques » parallèles de la guerre. En s'intéressant, à cette dynamique, on réalise à quel point les ressources de la guerre, loin d'être efficacement gérées, sont détournées. Ceux qui profitent de ce système n'ont par ailleurs pas toujours un intérêt direct à ce que le conflit cesse. 

Le premier mécanisme qui mérite d'être évoqué est celui concernant le matériel américain perdu ou volé. Ponctuellement, ce matériel est récupéré par le Viêt-Cong. Lorsque celui-ci ne peut faire usage du matériel en question, il peut éventuellement tenter de le revendre discrètement aux forces armées américaines elles-mêmes. En effet, les Américains organisent des « buy backs » pour limiter la circulation de leur matériel et le récupérer à un coût inférieur à l'achat de matériel neuf. On remarque cependant que le Viêt-Cong n'est pas le seul à revendre du matériel. L'armée sud-vietnamienne, alliée aux États-Unis, revend aussi du matériel. Avec le temps, la logistique américaine prend de l'ampleur. 

En fait, les besoins des militaires américains sont tellement immenses qu'ils génèrent localement de l'inflation au détriment des populations les plus démunies. La corruption et les vols dans la chaîne logistique prennent aussi de l'ampleur. Ces phénomènes concernent aussi bien de la pâte à dentifrice et des brosses à dents que des vitamines, des antibiotiques, du ciment ou encore du « roofing ». 
Les produits volés rentrent dans un vaste circuit économique régional qui recouvre la Chine, Hong Kong ou même le Vietnam du Nord. Des milliards de dollars sont ainsi détournés alors que les autorités américaines ferment les yeux. Les pertes trouvent aussi leurs origines dans le phénomène des « soldats fantômes ». 

Bien entendu, l'arrivée massive de militaires américains, qui reçoivent une solde en dollars, a aussi un rôle dans le fonctionnement de l'économie sud-vietnamienne. Cet argent alimente surtout le marché noir. Ainsi, des enfants proposent leurs services en tant que cireurs. Les bordels se multiplient. 

L'offensive du Têt en 1968 finit par faire apparaître la double réalité du conflit vietnamien. 5 des 6 villes principales, 36 des 44 capitales provinciales, 64 des 242 capitales de districts, ainsi que de nombreuses bases logistiques sont frappées par les forces du Viêt-Cong. 

En réaction à ce soulèvement immense, les États-Unis décident de bombarder les villes où se trouve la guérilla. Les stratèges affirment donc qu'il faut détruire les villes sud- vietnamiennes pour les sauver. Il en résultera, on le comprendra aisément, une importante perte de légitimité pour les Américains. Il ne s'agit pourtant là que d'une forme parmi bien d'autres de brutalisation dans le cadre de la guerre. Les forces américaines et les unités sud- vietnamiennes se rendent coupables d'actes de torture, de viols, de mutilations. 

Il devient aussi évident que la méthode « attritionnaire », qui vise à tuer un maximum d'ennemis progressivement, ne fonctionne guère. Selon les militaires, on ne tue pas assez d’adversaires pour vaincre. Les « war managers » revoient leur copie. C'est dans ce contexte que l'opération Phoenix s'intensifie. Il s'agit d'un vaste projet d'assassinats ciblés basé sur un travail « policier » de détection des guérilleros. Les collecteurs de taxes des Viêt-Cong sont en particulier ciblés. L'argent qu'ils transportent est récupéré par ceux qui les tuent et qui s'en servent pour leurs propres usages. Il semble en fait que la motivation pécuniaire a commencé à prendre le dessus sur l'utilisé opérationnelle des éliminations. 

La révision stratégique passe ensuite par une reformulation, beaucoup plus agressive, des opérations aériennes, principalement à destination du Nord Vietnam. Ici aussi, on assiste à une radicalisation. A titre indicatif, tout au long de la Seconde Guerre mondiale, les Américains larguent 2 millions de tonnes de bombes. Dans le Sud-Est asiatique, entre 1965 et 1973, pas moins de 8 millions de bombes sont larguées. L'idée est qu'en augmentant le coût de la guerre pour l'ennemi, ce dernier devra finalement céder. L'adversaire est donc ici appréhendé comme une sorte d' « homo-oeconomicus » capable de calculer rationnellement l'option la plus « rentable » pour lui. Il est inconcevable pour les Américains que l'ennemi ne cède pas vu le niveau de violence auquel on recourt contre lui. 

Plusieurs problèmes techniques se posent dans le contexte de cette stratégie. A commencer par le fait que les cibles « de valeur » commence à manquer. Les Américains se sont projetés dans leur ennemi ; ils ont appréhendé l’État nord-vietnamien comme un État industrialisé (ce que sont les États-Unis) et non comme un État rural. Les bombardements ne sont pas en mesure de réduire à néant l'activité économique, rurale et dispersée, du pays. Enfin, l'augmentation de la pression aérienne correspond de facto à une torture pratiquée à l'encontre de la société nord-vietnamienne. 

Il faut aussi noter que la politique de bombardement s'étend par-delà les frontières vietnamiennes. Entre 1969 et 1973, les Américains frappent le Cambodge, par où les communistes s'infiltrent en direction du Sud Vietnam. Les bombardements sur le Cambodge visent à isoler le Vietnam du Sud, à le rendre « étanche » aux pénétrations extérieures. Le Cambodge devient dès lors une « free fire zone» pour les gros bombardiers américains.

Enfin, la nouvelle stratégie consiste à recourir de plus en plus systématiquement à des moyens électroniques en lieu et place de fantassins. Les Américains mettent en place une barrière électronique au sud de la zone démilitarisée qui sépare les deux Vietnams. Cette barrière se compose de détecteurs sismiques, de capteurs capables de détecter le bruit ou l'urine et de mines. Les capteurs sont connectés à un centre de traitement situé à proximité d'une base aérienne en Thaïlande. Dès qu'une présence est repérée dans une « case» cartographique, un avion est envoyé « traiter » la zone. Le bilan officiel du projet est impressionnant. Des milliers de véhicules sont censés avoir été repérés et détruits. Dans les faits les troupes communistes parviennent à tromper les capteurs. Jamais cette barrière ne stoppera les infiltrations.

En 1973, le traité de paix de Paris est finalement signé. Cet accord marque le désengagement américain. En contrepartie, les États-Unis mettent tout en œuvre pour faire de l'armée sud-vietnamienne la quatrième plus puissante au monde. Une partie importante du soutien se fait par l'entremise de sociétés privées. Des montagnes de matériel militaire sont déversées sur le Vietnam. Une grande partie sera perdue et une autre est revendue au marché noir, renforçant au passage la guérilla. 

En dépit de cela, le camp sud-vietnamien perd la guerre. La victoire communiste est perçue comme une tragédie. Mais, une majorité d'Américains est convaincue que la guerre a été honorablement menée.

Mais par quoi a-t-il réellement été causé cet échec? Serait-il dû à un problème technique ou à une maladresse particulière des «war managers»? Ou la défait sera-elle un incident?

À la lumière des faits observés, il semblerait que la machine militaire américaine ait marché comme elle le devait, en plein accord avec les postulats d'un régime technostragique. La défaite vietnamienne ne serait donc pas un « accident » mais elle devrait plutôt être abordée comme un problème systémique. 

Cette défaite découlerait ainsi en grande partie du fait d'avoir conçu l'Autre comme une projection de Soi, d'avoir pensé le Vietnam comme une autre version des États-Unis, d'avoir cru en la possibilité de mener la guerre sur un mode strictement technologique, de s'en être tenu aux routines institutionnelles de la guerre technologique. 

On sait que, d'une manière très générale, les militaires n'acceptent pas cette vision. Pour eux, le problème n'est le fonctionnement de la machine de guerre. Le problème est que les dirigeants civils ont voulu mener une guerre limitée. Selon eux, la victoire aurait pu être atteinte si davantage de moyens avaient été employés.

Peut-on donc parler d'une véritable guerre au Vietnam? Le résultat, sans aucun doute, a été un traumatisme généralisé et l'impression que tout ait été magistralement construit par des stratèges militaires pour lesquels les choses ont, à un certain moment, mal tourné.

Le conflit au Vietnam a toutefois constitué, à mon sens, le début d'une nouvelle politique de guerre dans la sphère internationale qui se poursuit aujourd'hui encore, construite sur papier par des "war managers" bien instruits. 
L'exemple de l'Afghanistan, mais surtout de l'Iraq ensuite, en offrent des exemples évidents...


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