Comment et pourquoi naissent les guerres sur la scène internationale?

L'origine des guerres a fait l'objet de nombreuses études anciennes et récentes. Selon nombre d'auteurs, l'individu est la cause première des guerres. D'après cette opinion, l'être humain serait par nature disposé à la violence. 
Dans le champ philosophique, des penseurs tels que Machiavel et Hobbes tiennent ce genre de propos (Ramel, 2011). Evoluant tous les deux dans des contextes sociopolitiques particulièrement troublés, ils défendent l'idée selon laquelle l'homme est mauvais par nature (idée que « l'homme est un loup pour l'homme »). Au XXe siècle, les penseurs du réalisme en politique internationale, comme Hans J. Morgenthau ou Raymond Aron, s'inspirent de cette façon de voir les choses (Morgenthau, 1948 ; Aron, 1984). Selon ces auteurs, le lien entre la nature profonde de l'homme et les conflits violents est évident.
L'idée selon laquelle la guerre s'explique par la nature de l'individu se retrouve également dans les discours sociaux-darwiniens qui voient le jour au XIXe siècle, comme ceux de Crook en1994 et de Lindemann en 2001. La loi de la nature et de son évolution de Darwin est donc transportée au domaine des activités sociales car le domaine social tend à n'être perçu que comme la continuité de la nature. La conception centrale est ici que seuls les plus adaptés sont en mesure de survivre. Deux conceptions découlent de cette interprétation. Pour certains, l'adaptation implique que l'homme doit coopérer plus et mieux pour survivre. Pour d'autres, au contraire, l'adaptation implique d'être plus fort et capable « d'écraser son voisin ». Cette seconde interprétation sera celle qui deviendra la plus populaire. Des officiers, des géopoliticiens et des hommes politiques, aussi parmi les Nazis,  fonderont leur vision du monde sur cette seconde lecture (Raffestin, Lopreno et Pasteur, 1995).

La conception naturaliste de l'individu, qui consiste à considérer la personne avant tout comme un être de nature plus que de culture, et de la violence, revient ensuite par la lecture qui est faite de certains travaux d'éthologie, en particulier ceux de Konrad Lorentz en 1969. L'ambition de l'éthologie est d'analyser le comportement des animaux en vue de mieux comprendre ceux des hommes. L'éthologie tente entre autres de transposer la notion animale d'instinct aux humains. Dans ce contexte, la violence humaine s'expliquerait en partie comme un instinct animal.

Il faut ensuite évoquer la vision contenue dans les discours psychologiques. S. Freud peut être mentionné ici. Dans des ouvrages de vulgarisation, le psychanalyste remarque que l'évolution des sociétés ne permet plus aux hommes d'exprimer librement leurs pulsions. Trop policées, les sociétés contraignent les individus au refoulement. Cette mise sous pression est source d'inquiétudes difficiles à gérer et les guerres seraient alors à comprendre comme une sorte de retour du refoulé. En outre, certaines recherches contemporaines sur la violence militaire s'inspirent encore assez librement de cette interprétation. D'après ce courant qui tend à minimiser la culpabilité qui peut être ressentie, le fait de tuer en situation de guerre constituerait un véritable plaisir pour les hommes (Bourke, 1999). 

Il faudrait trouver alors ici un des éléments explicatifs des conflits violents. Ajoutons tout de même que cette thèse reste assez polémique. Plusieurs psychologues et sociologues ayant étudié les petites unités militaires pensent plutôt que le facteur déterminant de l'activité de combat réside dans la pression exercée par les pairs: les hommes combattent car ils se sentent obligés de se conformer au comportement attendu par leurs proches (Shills et Janowitz, 1948 ; Stouffer, 1949). Autrement dit, on se bat pour ne pas être perçu comme un lâche par les pairs. 
D'après ces recherches, l'institution militaire instrumentalise ceci de longue date.

Ce qui doit être souligné, c'est que les conflits modernes ne sont pas des phénomènes individuels. Les conflits contemporains opposent des groupes organisés qui planifient la violence, pensent sa logistique et réfléchissent à certaines de ses conséquences en termes sociaux et politiques. Ce sont des dimensions que les approches citées ci-dessus ne capturent pas, ou alors assez marginalement, du fait de leur focalisation sur l'individu.


Et si la violence ne s'expliquait pas par l'individu et sa nature mais plutôt par la société et son mode de fonctionnement ? En d'autres termes, quel est l'apport de l'anthropologie et de la sociologie à la question des conflits violents ?

Dans un premier temps, l'anthropologie classique est peu disserte sur la guerre. Certaines recherches fort structurantes de la discipline tendent plutôt à mettre en évidence les procédures utilisées par les « sociétés traditionnelles » pour gérer leurs conflits sans recourir à la guerre, comme les échanges ritualisés (cf. par exemple : Malinowski, 1989). Pour les anthropologues, la violence est parfois plus étudiée à travers la vendetta (cycle d'homicides et de représailles) que par le biais de la guerre. Il faut néanmoins retenir que la vendetta, même si elle est organisée collectivement, s'apparente surtout à un acte privé. Le plus souvent, elle n'est pas explicitement menée au nom d'une organisation politique qui porte une conception du bien public3. Ajoutons pour terminer que les anthropologues évoquent le fait que les sociétés qu'ils étudient sont souvent démographiquement fragiles par rapport à celles des Européens (Clastres, 2005). Pour ces sociétés, se battre, c'est courir le risque d'être anéanti en tant que société. Partant, les anthropologues postulent parfois que la conscience de cet état de fait limite les comportements violents.

Il faut ensuite prendre en considération les hypothèses classiques des sociologues relatives à la formation de l'Etat et au rôle de la violence physique dans ce processus. Le cœur de cette réflexion se trouve dans les travaux de Max Weber (Weber, 1986). D'après le sociologue allemand, la construction des Etats modernes résulte centralement d'un processus de monopolisation de la violence légitime par les autorités politiques. L'Etat est un espace où seuls ceux qui détiennent le pouvoir politique ont le droit de recourir à l'usage légitime de la force. Dans le sillage des travaux de Weber, il est généralement assumé que ce monopole est la condition indispensable de la pacification à l'intérieur des Etats. Malgré tout, les travaux de Weber se focalisent assez peu sur la question de la guerre. Le monopole de la violence est avant tout envisagé dans une perspective interne. D'autres chercheurs ont depuis souligné le fait que l'apparition de forces armées nationales modernes découle du même processus. Ajoutons aussi que les travaux de Weber ont servi de base au développement des thèses optimistes relatives à l'existence d'un processus de civilisation. Cette thèse originale, qui fut développée par le sociologue allemand Norbert Elias en1973, affirme que les mœurs humaines ont évolué en plusieurs siècles. Celles-ci sont devenues de plus en plus « policées », les manifestations de la violence devenant toujours plus rares (la disparition du duel est une illustration de ce phénomène). La constitution des Etats modernes, avec le monopole de la violence légitime, aurait clairement participé à cette évolution. A la lecture de certains travaux historiques, on peut cependant penser que le processus de civilisation n'est pas à l’abri de retournements. L'histoire des deux guerres mondiales en donne d'ailleurs de tristes illustrations, en particulier avec l'émergence de processus de «brutalisation», qui peut aussi être considéré comme de la «dé-civilisation», comme indiqué par Mosse en 2003.

Sur un plan sociologique, on remarque également que la « sociologie générale » ne s'est pas beaucoup intéressée à la guerre. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que Gaston Bouthoul, en 1951 fonde sa «polémologie», qui se veut une sociologie systématique de la guerre. Bouthoul s'intéresse ainsi aux motivations idéologiques de la guerre, à la périodicité du phénomène, ou encore à ses causes économiques. L'une des intuitions de Bouthoul est que la pression démographique sur certains territoires aurait été l'élément déclencheur de conflits. La comparaison entre guerre et fête est une autre piste que l'on retrouve chez Bouthoul, et plus encore chez le philosophe Roger Caillois. Pour Caillois, la guerre signifie gaspillage des ressources matérielles mais également de vies au même titre que la fête. Le contexte guerrier est propice aux exhibitions (médailles, drapeaux et autres défilés), une dimension que l'on retrouve aussi dans les fêtes. Toutefois, la polémologie est aujourd'hui tombée en désuétude et l'intérêt de la sociologie pour le phénomène guerrier reste limité.

Toutefois, une part essentielle des conflits se déroule dans la sphère internationale. Dès lors, il ne faut pas s'étonner de ce que la discipline des relations internationales se soit beaucoup intéressée à ce phénomène. Il faut d'ailleurs noter que les relations internationales naissent en réaction à la Première Guerre mondiale (Roche, 2010). Ce conflit constitue un traumatisme pour les sociétés européennes. Entre autres choses, cela stimule le développement d'une réflexion universitaire sur la diplomatie. Il s'agit du point de départ d'une recherche qui se veut scientifique et indépendante des militaires, des diplomates et des hommes politiques. Bien entendu, le propos n'est pas ici de refaire l'histoire exhaustive de la discipline des relations internationales et de ses découvertes sur la question de la conflictualité. Nous nous limiterons à quelques remarques très générales visant à situer l'apport de la discipline sur la question conflictuelle.

Pour commencer, il existe un important courant des relations internationales qui se veut optimiste quant à la possibilité d'éviter les guerres. Ce courant s'exprime à travers l'approche « idéaliste » qui voit le jour après la Première Guerre mondiale. Cette approche postule que les Etats sont capables de s'organiser et de réguler leurs comportements. Cette approche met ainsi l'accent sur le rôle du droit, du commerce et des organisations internationales. Ce courant s'inspire par ailleurs de certaines idées de Kant, en particulier son projet pour une paix perpétuelle. Dans ce sillage, il est postulé que les Etats démocratiques ne se font pas la guerre (c'est la théorie de la « pax democratica »). Les débats autour de cette approche sont devenus très techniques, reposant sur des analyses quantitatives des conflits internationaux impliquant ou non des démocraties. Le présupposé indirect de ces approches est que l'occurrence de la guerre dépend en larges mesures de la nature du régime politique (démocratique ou non). Cette approche n’entre cependant pas dans le détail de la prise de décision guerrière et de la conduite des conflits. Leurs résultats sont généralement abstraits.

Il faut ensuite prendre en considération l'approche réaliste de Morgenthau (1948) et d'Aron (1984). Outre ses commentaires sur la nature mauvaise de l'homme, le réalisme met en avant les idées de l'officier prussien Clausewitz, qui affirmait que la guerre n'était que la continuation de la politique par un mélange d'autres moyens. Pour les réalistes, la guerre s'explique d'abord par le comportement rationnel et cynique des Etats. Les adeptes du réalisme ne sont cependant pas tous des « va-t’en guerre ». Leur conception centrale serait plutôt de l'ordre du : « si vis pacem para bellum » (« si tu veux la paix, prépare la guerre »). Dans cette optique, la guerre s'évite entre autres par la dissuasion; c'est par la peur de la force que l'on parviendrait à enrayer l'émergence de la guerre.

Enfin, il existe une multitude de recherches qui s'intéressent aux acteurs et mécanismes internes qui provoquent les guerres. Les politologues qui travaillent sur cette question se sont par exemple interrogés sur le rôle des bureaucraties politiques et militaires ou sur l'impact des perceptions que les acteurs étatiques ont les uns des autres dans le déclenchement des guerres (Jervis, 1976 ; Snyder, 1984). Ces travaux relèvent d'une branche des relations internationales nommées « analyse des politiques étrangères » (« foreign policy analysis »).
L'ensemble de ces travaux est loin d'être inintéressant pour comprendre les conflits contemporains. Cependant, on remarquera que ces recherches s'intéressent bien plus au déclenchement des conflits qu'aux conflits eux-mêmes. Leurs déroulements et les ajustements des acteurs au cours de ceux-ci font nettement moins l'objet de l'attention des recherches « classiques » en relations internationale. Comme l'indique le nom de la discipline, ce qui importe, c'est prioritairement d'analyser le fonctionnement de la sphère internationale, pas vraiment les conflits pour eux-mêmes.

Quid de la sphère interne de la politique? Est-ce que la recherche en science politique interne s'intéresse aux conflits violents ? La réponse mérite d'être nuancée. Par tradition, la recherche en science politique interne se focalise sur le fonctionnement de sociétés relativement stables à partir de l'étude de leurs acteurs (partis politiques, syndicats, groupes de pression), de leurs modes de socialisation ou encore de leurs « cultures politiques ». Ainsi, une majorité d'ouvrages de référence et autres introductions à la science politique n'abordent que marginalement les conflits violents. Certains politologues se sont pourtant intéressés aux conflits internes violents. Mais, étrangement, ce sont parfois les politologues de relations internationales qui se sont montrés les plus prolixes sur ces conflits l'intérieur des Etats ...

Anciennement, ces conflits ont souvent été analysés comme la résultante de problèmes de «mal développement». De façon quelque peu caricaturale, selon ce point de vue, l'accession à la prospérité et à la démocratie « à l'occidentale » devait mettre un terme aux conflits. Cette vision est aujourd'hui considérée comme simpliste.

Au cours des années 1990, trois hypothèses explicatives se sont affirmées dans le contexte des «conflits ethniques». La première est l’hypothèse «ethnoréaliste» (Posen, 1993; Kaufman, 1996 ; Luttwak, 1999 ; David, 1999) qui transpose au niveau interne la conception du système international. Les conflits se comprendraient, selon eux, comme des « équilibres des puissances » à l’intérieur des Etats. Viennent ensuite des interprétations instrumentalistes et constructivistes de des conflits. D'après ces deux dernières écoles, l'identité qui est source des conflits n'est pas une variable fixe mais le résultat des constructions sociales. Dans le cas de figure instrumentaliste, l'identité découle surtout du discours auquel recourent certains hommes politiques en vue de s'imposer auprès de l'opinion. Ce sont ces hommes politiques qui politisent donc les identités et peuvent, le cas échéant, en faire des motifs de conflits. Dans le cas de figure constructiviste, l'identité est également une construction sociale mais elle ne résulte pas tant de la posture calculatrice de certains hommes politiques que d'une série de discours et de représentations circulant « un peu partout » dans les sociétés.

Une ultérieure approche est possible, celle qui rattacherait la naissance, l'évolution et le dynamisme des conflits à un contexte géopolitique plus général. Cette approche nous semble être la plus pertinente. 

A l'origine, c'est-à-dire environ entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle, l'approche géopolitique est surtout utilisée pour éclairer de vastes conflits impériaux. On retrouve par exemple cet élément dans les travaux des pères fondateurs de la discipline (Mahan, Mackinder, Haushofer). La vision de ceux-ci est empreinte d'une certaine conception social-darwinienne (« seul les plus fort peuvent survivre ») et de racisme (Raffestin, Lopreno et Pasteur, 19956). Après la Seconde Guerre mondiale, cette tradition géopolitique perd de sa superbe (sans disparaître complètement cependant7).
Une nouvelle approche géopolitique voit le jour après 1945. Fort imprégnée d'histoire et des questionnements sociologiques, elle évite beaucoup des écueils de la première vague de travaux. Au cœur de cette nouvelle géopolitique, le désir d'étudier les phénomènes sociaux, y compris les conflits, dans leurs spécificités spatiales et temporelles. La revue Hérodote, fondée par Yves Lacoste, symbolise ce renouvellement dans le monde francophone. 

Dans les pays anglo-saxons, le renouvellement se fait par l'entremise de certains travaux de géographie humaine et, à partir des années 1990, de l'apparition d'une « géopolitique critique » («critical geopolitics»). Cette dernière s'interroge sur la façon dont les discours politiques et stratégiques contribuent à légitimer des politiques internationales de puissance. De facto, les trajectoires des nouvelles géopolitiques francophone et anglo- saxonne sont parfois très proches même si elles ne se confondent pas totalement.

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