Un exemple emblématique de contrôle territorial: la stratégie de défense d'Israel à travers les justifications sécuritaires

Pour bien comprendre certaines nuances du contrôle territorial qui est la pièce maitresse de la souveraineté territoriale de chaque État reconnue par le droit international, nous avons choisi un exemple qui nous semble très emblématique de contrôle territorial: la politique stratégique d'Israel. Elle fera ainsi l'objet de cet article aujourd'hui. Avant de débuter toutefois l'analyse de cette politique, nous allons commencer par un anecdote.

En 1999, des colons israéliens en Cisjordanie se rendent compte que la couverture téléphonique mobile est mauvaise dans leur zone. Pour résoudre ce problème, il convient d'installer un nouveau relais au sommet d'une colline avoisinante. Le problème est que cette colline est en territoire palestinien. Qu'à cela ne tienne, l'installation du relais est considérée comme une question de sécurité. Les autorités israéliennes ont donc, dans ces circonstances, le droit d'effectivement placer une antenne au sommet de ladite colline. L'opérateur de téléphonie Orange délègue le travail à Israel Electric Corporation. Du fait du délai d'attente nécessaire, les colons prennent les devants et jouent la politique du fait accompli en plaçant une fausse antenne au sommet de la colline. Bien entendu, la (fausse) antenne doit être protégée. Un garde privé est donc placé en faction auprès de celle-ci. Ne pouvant rester seul au sommet de la colline en permanence, le garde fait venir sa famille et place une barrière autour de son habitation. En 2002, il y a cinq familles qui se sont jointes au garde. Des donations rassemblées par la synagogue la plus proche permettent même de construire une nurserie au profit de ces familles. La colline devient de facto un poste-avancé israélien. L'antenne, finalement installée, contribue à améliorer le réseau des forces israéliennes. On juge alors que le poste-avancé s'intègre dans le dispositif de sécurité des forces israéliennes. Il doit d'autant plus être protégé que ce poste en territoire palestinien, comme 103 autres dans la région, est source de tensions (Weizman, 2007 : 1-4).

Que retenir de cette anecdote ?
La géopolitique israélienne en territoires occupés ne dépend pas d'une autorité centrale. De nos jours, la politique d'occupation n'est nullement le fait d'un « masterplan ». Elle résulte des interactions entre une multitude d'acteurs qui, chacun à leurs manières, contribuent à donner corps au contrôle spatial des territoires occupés et au conflit israélo-palestinien. Jeunes colons, soldats, entreprises privées, activistes politiques et des droits de l'homme, résistants armés, communautés locales de soutien, experts juridiques et spécialistes des questions humanitaires, planificateurs étatiques, membres de la Cour suprême de justice israélienne jouent tous un rôle dans l'épisode de l'avant-poste et de son antenne.

Selon Weizman, ce genre de dynamiques se retrouve de part en part dans l'occupation israélienne. Elles finissent par produire un « territoire élastique », une « occupation erratique », un « chaos structuré » et, surtout, des situations très imprévisibles. La détermination de la gestion de l'espace dépend en tout point des interactions entre de très nombreux acteurs.

L'espace israélien est ainsi constitué d'un territoire fortifié. Historiquement, cette fortification reposait sur l'établissement d'une défense linéaire des frontières (comme la ligne Bar Lev dans le désert du Néguev). Ce type de fortifications prouve ses limites militaires lors de l'offensive égyptienne de 1973. Les Égyptiens prennent de surprise les Israéliens postés le long du canal de Suez et pénètrent profondément dans le désert du Néguev.
Alors officier, Ariel Sharon (qui voyait en cette défense linéaire une nouvelle ligne Maginot) promeut à la place une vision élastique et en profondeur de la défense de l’État. Cette profondeur est à trouver du côté des territoires occupés. Il faut mailler l'espace d'avant- postes paramilitaires qui permettront, en cas d'invasion, de servir de point d'appui pour retarder, affaiblir et repousser l'ennemi. Ce maillage est établi par la constitution d'un archipel d'îlots terrestres protégés, entourés de murs et barricades, et connectés entre eux. Cet archipel est principalement constitué dans des zones palestiniennes acquises par la force suite à l'éclatante victoire 1967 (guerre des Six Jours). Ce sont en grande partie ces territoires qui vont être colonisés.

Dans certains cas, la colonisation se fait en urgence (certaines pressions internationales encouragent les Israéliens à agir avec promptitude). Des hélicoptères déposent alors en pleine nuit des containers qui serviront d'habitations aux premiers colons31. Weizman parle « d'instant urbanisation » à cet égard. Avec le temps, ces îlots seront de mieux en mieux connectés par des passages protégés, des autoroutes souterraines, des routes élevées. Du point de vue de l'imaginaire israélien, le cœur de la nation finit par se retrouver sur ses frontières.

Avec le temps, une seconde modalité de ce travail finit par s'imposer : le « provisoire définitif ». La colonisation paramilitaire se fait de manière sauvage. Le général Ariel Sharon n'y est pas pour rien. Il profite de l'indécision du gouvernement pour mener une politique de fait accompli. Il fait établir des sortes de «villages Potemkine» qui finissent par véritablement accueillir des colons. Dès que ceux-ci sont installés, ils doivent alors être défendus par les autorités. La justification sécuritaire permet, une fois encore, de réquisitionner facilement des espaces pour mener à bien ces actions « sauvages ». Une des idées sous-jacentes est de quadriller le territoire d'une présence israélienne, de façon à ce que les auteurs d'actes qualifiés de terroristes se sentent moins à l'aise.

Dans certaines situations, des experts israéliens ont produit une justification basée sur des lois ottomanes du XIXe siècle. Ces lois prévoyaient que sur un terrain non exploité pendant plusieurs années, le propriétaire perd ses droits. Dès lors, lorsque les Palestiniens ne sont pas en mesure d'exploiter certaines parcelles (entre autres car ils en sont éloignés pour des raisons liés à l'instabilité), ils perdirent leurs droits sur la terre. Une telle politique visait entre autres à provoquer le déplacement des populations palestiniennes vers de centres urbains. Certains israéliens voyaient en cette politique une façon d'obliger la société palestinienne à se moderniser et se fondre dans l’État israélien. 

Parallèlement, les autorités ont ponctuellement renforcé l'attrait pour les Israéliens à s'établir sur certaines de ces terres en mettant en place des incitants financiers.

Le contrôle territorial israélien ne repose pas uniquement sur des éléments aussi visibles que les murs et autres points fortifiés cependant. Elle prend aussi appui sur des éléments symboliques. C'est en particulier le cas à Jérusalem. 

Au début du XXe siècle, la ville de Jérusalem n'est pas considérée comme un joyau. Elle ressemble plus à un ghetto d'Europe orientale. On y trouve de nombreuses habitations faites de tôles peu coûteuses. Lorsque les Britanniques prennent le contrôle des lieux, ils veulent faire correspondre Jérusalem à leur vision « mythique ». Pour ce faire, ils font venir des urbanistes à qui il est demandé de proposer des mesures d'embellissement de la ville. Suite à la remise de leurs analyses, les Britanniques décident que toutes les constructions devront être réalisées en pierre (la pierre de Jérusalem). Le recours systématique à ce matériau donne à la ville un cachet tout à fait propre. Bien plus tard, les autorités israéliennes poursuivront cette politique initiée par les Britanniques. Même les nouvelles constructions doivent recourir à la pierre de Jérusalem. Les Israéliens sont parvenus, à travers un urbanisme esthétique, à conserver le statut tout à fait particulier de la ville. Ce faisant, il devient d'autant plus aisé de faire passer l'idée que la ville de Jérusalem ne peut être considérée comme n'importe quel autre territoire litigieux, que Jérusalem est sacrée. Cette sacralité repose pourtant en larges mesures sur des manipulations urbanistiques par l'autorité coloniale britanniques au départ. De surcroît,  le statut sacré de la ville devient l'occasion de revendiquer des droits spéciaux, par exemple à travers l'installation de centres d'études religieux ou pour des questions de fouilles archéologiques.
Au début des années 2000, dans le contexte d’une reddition partielle de territoires aux Palestiniens, l’État israélien renoue (au moins en partie) avec l’idéal d’une protection plus linéaire à travers l’instauration d’un mur de protection de huit mètres de haut. Dans les faits, il ne s’agit pas «simplement » d’une barrière de béton. Le mur s’intègre dans un dispositif plus général dans lequel on retrouve des barrières électroniques, des barbelés, des radars, des caméras, des tranchées, des postes d’observation et des routes spéciales de patrouille. Certains espaces sont conçus comme des « zones spéciales de sécurité ». Autrement dit, dans ces zones stériles, les soldats peuvent tirer à volonté. Le tracé du mur est lui-même le résultat des pressions diverses. Ainsi, les militaires demandent, pour des raisons pratiques, à ce que le mur passe par les sommets des collines. Le tracé du mur est aussi établi pour qu’un maximum de nappes aquifères et de zones vertes passe en zone israélienne car les écologistes craignent que les Palestiniens ne soient pas en mesure de gérer ceux-ci. 

Notons que la préoccupation esthétique n’a pas non plus disparu ici. Une réflexion est entreprise pour rendre le mur moins stigmatisant. On songe par exemple à le couvrir ça-et-là de végétation.
Aux côtés de ces mesures de fortification territoriales, les autorités israéliennes et leurs experts ont également élaborés des moyens de réguler les flux entre leur territoire et celui des Palestiniens. Ceci est principalement rendu possible par la construction de 230 checkpoints. Ce contrôle est enfin complété par la délégation apparente de la surveillance. Ainsi, dans les aéroports, le contrôle des passagers à l'arrivée est en apparence le fait des forces de sécurité palestiniennes. Dans les faits, les passeports passent derrière une vitre sans teint où des agents israéliens contrôlent en permanence le flux des voyageurs. Ce dispositif renvoie finalement à l'aspect illusoire de la souveraineté palestinienne.

Autre dispositif, autre forme d'humiliation pour les Palestiniens. Les Israéliens ont mis en place des tourniquets particuliers à leurs points de contrôle. Ces dispositifs sont en fait beaucoup plus étroits que les tourniquets utilisés de par le monde dans les aéroports, métros et autres stades. L'objectif est d'empêcher les Palestiniens de cacher des bombes en dessus de vêtements amples. Dans les faits, ces tourniquets rendent le passage difficile pour les personnes obèses, les femmes enceintes, les personnes accompagnées d'enfants en bas âge, etc. Ces tourniquets sont non seulement source d'humiliation mais aussi, ponctuellement, de véritables souffrances physiques.

Ces évolutions des dispositifs de contrôle se sont accompagnées d’une réflexion militaire doctrinale. Pour les militaires, l’enjeu est de pouvoir maintenir un contrôle à distance sur les territoires palestiniens, en particulier dans les villes de ceux-ci, lorsque ces villes ne sont pas formellement occupés. Pour ce faire, les militaires ont repensé le rôle joué par leurs blindés, leurs bulldozers et leurs explosifs. Constatant les difficultés et les dangers inhérents au fait d’opérer dans les rues et ruelles des zones urbanisées, les militaires ont développé des procédures visant à passer à travers les constructions (en faisant sauter les murs pour créer des couloirs de communication), à raser celles-ci pour créer des espaces de circulations pour les blindés, à utiliser les restes des habitations pour créer de sortes de murailles, à se servir de certaines ruines pour cacher les véhicules. Ces techniques ont par exemples été utilisées à Naplouse en 2002 avec des effets destructeurs immenses. L'idée est en quelque sorte de créer un urbanisme militaire par la destruction. Pour ce faire, les militaires ont recours à des bulldozers blindés spéciaux.

Les capacités militaires israéliennes se sont également étoffées de moyens punitifs plus ciblés, également destinés à intervenir à distance, en l’absence d’un contrôle permanent au sol. De fait, c’est en particulier aux forces israéliennes que l’on doit d’avoir « amélioré » les techniques d’ « assassinats ciblés », entre autres menées grâce aux drones et aux hélicoptères AH-64 livrés par les États-Unis. On remarquera cependant qu’en dépit de leur nature « ciblée », ces attaques tuent encore de nombreuses victimes innocentes.

Enfin, les israéliens ont complété leur contrôle à distance par la technique punitive dite du« knock on the door » (frapper à la porte). Dans ce genre d’opérations, un individu suspecté d’actes illicites par les militaires est contacté par téléphone à son domicile en pleine nuit. Il lui est alors notifié que lui et sa famille ont quelques dizaines de minutes pour quitter le bâtiment. Environ une demi-heure plus tard, des hélicoptères ou des avions bombardent l’habitation et la détruisent complètement.

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